Table ronde. Pourquoi faut-il refonder notre système de santé ?

Publié le par Front de Gauche Pierre Bénite

Table ronde. Pourquoi faut-il refonder notre système de santé ?

Rappel des faits L’épidémie de Covid-19 a agi comme un révélateur des effets négatifs des politiques néolibérales et comptables en matière de santé publique. Une prise de conscience appelant un tournant politique.

Avec  Michel Limousin  Membre de la commission santé du PCF et coordinateur du livre Refonder l’hôpital public, Hamama Bourabaa  Ingénieure hospitalière, Philippe Crépel  manager Infirmier au CHRU de Lille, responsable CGT santé, action sociale de la région Nord-Pas-de-Calais, membre de la direction nationale de la fédération CGT de la santé et de l’action sociale  et Christophe Prudhomme  Médecin urgentiste et porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France

L’épidémie de Covid-19 a montré la dépendance de notre système de santé aussi bien en termes de matériels qu’en matière de médicaments. Comment sortir de cette situation ?

Michel Limousin Notre système de santé est effectivement devenu dépendant. Plus globalement, il est dans une crise très profonde liée aux politiques d’austérité qui lui ont été appliquées depuis trois décennies. Crise de financement d’abord avec une Sécurité sociale affaiblie du fait de la restriction de ses ressources. Crise d’organisation ensuite avec un démantèlement systématique des moyens : suppression des lits, des services hospitaliers, des possibilités d’accueil des urgences, manque de personnel. Crise démocratique car les usagers, les citoyens n’ont plus leur mot à dire, étatisation des structures de décision et privatisation de tout ce qui est considéré comme rentable. La pandémie virale n’a été qu’un moment révélateur de cette situation.

Dans le domaine des médicaments et des fournitures, la recherche du profit maximal a conduit à transférer à l’étranger la production et à laisser le marché opérer librement. Pour raison d’économies, on a supprimé en 2016 l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires, établissement public chargé de la gestion des crises sanitaires : lors de l’arrivée du coronavirus, l’État s’est retrouvé démuni. Démuni en compétence humaine pour gérer la crise. Démuni en matériels et en médicaments. Tout le monde a compris que le ministère de la Santé a masqué l’indigence, l’incompétence et la pénurie et a géré dans un grand cafouillage. Les stocks de sécurité avaient été abandonnés.

Parmi les conséquences, on peut noter qu’il a été décidé de ne pas hospitaliser les personnes âgées vivant en Ehpad : plus de 10 000 personnes sont mortes dans des conditions inadmissibles. À l’évidence, il faut une refonte de notre système de santé en commençant par lui donner les moyens. Pour ce qui est du médicament, nous proposons la création d’un pôle public qui permette de conduire les recherches nécessaires, de fabriquer les produits dont les patients ont besoin. Il faut s’affranchir des multinationales qui ont perdu de vue la réponse aux besoins des populations.

Hamama Bourabaa C’est moins la dépendance que l’inconscience qui a joué. On pouvait avoir un stock de masques, de respirateurs comme il y a dix ans. Encore fallait-il que de « hautes instances » censées nous protéger aient fait leur travail. On devra cette débâcle à quelques hauts fonctionnaires qui n’ont jamais exercé sur le terrain et ont négligé toutes les alertes quant à une pandémie mondiale.

Qu’avons-nous vu lors de la pandémie : des médecins et soignants courageux qui ont inventé des manières de faire autrement, ont organisé leurs services et leurs hôpitaux pour prendre en charge des patients plus nombreux que d’ordinaire et en grand danger. Il en est de même pour les acteurs du social et du médico-social pareillement démunis qui ont dû improviser localement.

Après une telle période, un tel sens de l’action humaine ne tolérera plus les process de consultants donneurs de leçons ni la réécriture obsessionnelle et mutilante d’un hôpital dont les racines vives sont plus anciennes que n’importe quelle autre institution dans notre pays. La techno-bureaucratie nationale doit changer de logiciel. À défaut de sens des autres et des faits, elle doit au moins progresser dans la connaissance des techniques dont nous dépendons toutes et tous.

Philippe Crépel Cette dépendance que vous évoquez a créé pour les personnels de santé une situation sans précédent. Nous avons dû en permanence gérer la crise en gérant le manque de matériels et le gouvernement a constamment réajusté les protocoles de prise en charge au regard des matériels disponibles. Par ailleurs, cela a introduit une nouvelle notion oubliée depuis trop longtemps, « l’indépendance sanitaire », c’est-à-dire d’être en capacité de pouvoir soigner librement dans notre pays sans être dépendant d’autres puissances ou d’éventuels conflits pour avoir le matériel et les traitements nécessaires. Cela peut être mis en parallèle en matière politique avec l’indépendance énergétique, pour laquelle la France s’est beaucoup investie à l’issue de la crise pétrolière du début des années 1970.

Le manque de matériels a eu plusieurs effets, l’aggravation des conditions de travail des personnels, un stress professionnel majeur, une dégradation de la prise en charge, et a surtout créé du doute dans l’esprit de la population sur la capacité de notre système de santé à faire face à la crise sanitaire.

Le manque de moyens humains qualifiés disponibles a démontré que notre système de santé n’est pas capable de subir de front une crise sanitaire et de continuer à prendre en charge normalement la population du fait de la déprogrammation massive de l’activité pour avoir les personnels nécessaires pour faire face au Covid !

Christophe Prudhomme Il est clair que cette épidémie a mis en lumière les limites de l’organisation mondiale de la production industrielle, avec comme seuls critères la recherche de l’abaissement des coûts et la maximisation des profits. La question des circuits courts n’est pas simplement un problème écologique mais est un élément essentiel de la sécurité des approvisionnements pour un secteur critique comme celui de la santé. La hausse exponentielle des ruptures de disponibilité de médicaments ces dernières années a constitué un signal d’alerte qui n’a pas été pris en compte. Il apparaît aujourd’hui essentiel de relocaliser en France et en Europe la production des matériels et dispositifs médicaux, ainsi que des médicaments. Il faut également imposer aux entreprises un dimensionnement des capacités de production permettant de répondre à une augmentation des besoins, notamment par la constitution des stocks tampons. La notion de filière doit aussi être prise en compte. L’exemple actuel des tensions sur la production de gants du fait de la production de la matière première en Chine est assez caricatural dans ce domaine.

Elle a aussi montré la fragilité d’un hôpital public du fait de plusieurs décennies de politique d’asphyxie financière. Comment lui rendre la place qu’il mérite d’avoir ?

Hamama Bourabaa Peut-on parler d’asphyxie à 200 milliards d’euros de budget annuel pour la santé ? Dans notre pays, il n’existe pas de document officiel précisant la nature, les montants et usages des centaines d’impôts, taxes, cotisations, contributions, redevances, etc. Telle est la commodité du principe d’universalité budgétaire. Au total, les prélèvements représentent 57 % du produit intérieur brut, soit 1 294 milliards d’euros. Parler d’un État impécunieux est alors discutable.

Notre « élite » administrative ne prend même pas la peine de rendre compte, principe majeur dans notre démocratie : que fait-on de l’argent prélevé sur les entreprises et les citoyens ? Il y aurait beaucoup à dire sur l’usage de l’argent dans les hôpitaux, (?????) directrice des services économiques et des achats à l’hôpital. J’y ai consacré beaucoup d’énergie. Il y a des circuits très organisés avec des tuyauteries sophistiquées de dérivations qui pourraient s’apparenter à du détournement de fonds publics, ou au moins à du gaspillage.

Chaque agent public en responsabilité devrait avoir la main qui tremble à chaque euro dépensé ! Il est par ailleurs incroyable que nos pouvoirs publics n’aient pas pris en compte la montée des inégalités, du nombre de précaires, de pauvres et l’évolution des pathologies du grand âge et de la dépendance. Nous sommes quatre générations qui se survivent et c’est une première dans l’histoire de l’humanité. La solidarité restera un pilier important face à ces enjeux sociétaux et l’hôpital aura un rôle central à tenir. Un chapitre sur la justice économique et sociale doit très sérieusement s’ouvrir.

Michel Limousin Oui, l’hôpital public est en crise. C’est ce que nous montrons dans le livre Refonder l’hôpital public, paru en juin au Temps des cerises. Il faut d’abord lui redonner un sens, reconnaître sa modernité, sa nécessité. Arrêter de le mettre à mal, arrêter les fermetures : rappelons que Mme Buzin en 2018 a encore fermé 4 200 lits, comme le reconnaît le ministère lui-même. Il faut former et embaucher les personnels nécessaires. Il faut introduire une gestion démocratique en donnant du pouvoir aux citoyens. Arrêter cette gestion technocratique imbécile qui néglige les avis des personnels, des élus et des patients. On en est même arrivé à ce que la crise sanitaire soit gérée par un conseil de « défense sanitaire » dont les délibérations sont secrètes en lieu et place du gouvernement.

Deux principes de base doivent être établis avant toute réforme. Le premier est le principe démocratique : les élections à la Sécurité sociale doivent être réinstituées. Des assemblées de bassin de vie seront le lieu où les choix seront discutés. Une nouvelle gouvernance des hôpitaux doit être promue. Deuxième principe : reconnaître que le système de santé, particulièrement l’hôpital public, participe à la création de richesses : ainsi, on ne parlerait plus de charges mais bien de développement. Tous les services publics qui ont pour finalité le développement humain doivent être envisagés positivement, car c’est l’homme qui crée les richesses. Le développement du secteur sanitaire est une des conditions du progrès général.

Christophe Prudhomme L’hôpital public est aujourd’hui à l’agonie après plus de vingt-cinq ans de politique de réduction budgétaire et de logique d’entreprise de production de soins. Il manque aujourd’hui à la fois de personnels mais aussi d’investissements et surtout de réformes en profondeur pour modifier fondamentalement son mode de fonctionnement.

Les besoins du XXIe siècle ne sont plus ceux du XXe siècle car aujourd’hui, face à une population vieillissante, il s’agit de prendre en charge de plus en plus de patients atteints de maladies chroniques, souvent associées, avec un objectif non plus de guérison mais de maintien en meilleur état de santé le plus longtemps possible. Il est donc essentiel de revoir à la fois sa structuration uniquement centrée autour de services de spécialités pour des structures plus généralistes en lien avec la ville et le secteur médico-social. Cela nécessite d’en finir avec la politique de fermetures des établissements de proximité et de concentration des moyens dans des structures de grande taille dans les métropoles. Il est également essentiel de revenir à une logique de prise en charge globale et coordonnée de l’ensemble des besoins de santé de la naissance à la mort.

Philippe Crépel Dans une région comme le Nord-Pas-de-Calais, les hôpitaux sont en tension toute l’année, les personnels ne parviennent pas faire face aux besoins de la population. Pour rappel, le Nord-Pas-de-Calais est la région dont l’espérance de vie est la plus faible de France métropolitaine, c’est aussi la région qui cumule le plus de problèmes de santé liés à la pauvreté mais aussi à l’histoire industrielle de notre région ; une situation similaire se retrouve aussi par exemple en Seine-Saint-Denis. Différents observateurs font remarquer un refus de soins importants, au-delà de 20 % dans notre région !

Pour redonner la place centrale à l’hôpital public, il faut que l’investissement se fasse sur deux pieds : l’humain et les structures de soins. Il est urgent d’embaucher en urgence 10 % de personnels supplémentaires mais il est aussi urgent de revoir la carte de l’offre sanitaire et de mettre en place des dispositifs qui permettent de conserver les médecins. Il faut revoir la liberté d’installation médicale et améliorer les conditions de travail et de garde à l’hôpital public ; cet été dans l’agglomération de Boulogne-sur-Mer (150 000 habitants), il y a eu 25 jours sans Smur par manque de médecins !

La solution n’est-elle dans un grand plan de réappropriation sociale du secteur de santé et dans son émancipation à l’égard des logiques marchandes ?

Michel Limousin Une grande loi de santé publique est nécessaire pour établir cette réappropriation sociale. L’émancipation passe par une évaluation sérieuse des besoins, l’abandon de la norme libérale, une gestion démocratique, l’affirmation d’une politique solidaire. L’industrie pharmaceutique doit être mise au service des populations, comme l’industrie biotechnologique. L’humain d’abord.

Philippe Crépel La réappropriation sociale par les salariés et la mise en question des moyens nécessaires sont une urgence. Il faut inverser les logiques des réformes passées qui ont eu comme unique objectif de faire des plans d’économies. Il est vital pour la santé de revoir le financement de la Sécurité sociale avec des financements nouveaux supplémentaires et de sortir de la spirale du tout-économie, la santé ne doit pas être un coût mais une richesse commune. Les travailleurs créent les richesses de notre pays, ils doivent pouvoir décider des moyens nécessaires pour la protection sociale. Dans ce cadre, il faut mettre fin aux dispositifs de marchandisation de la santé et au secteur privé lucratif, qui verse des dividendes à ses actionnaires avec l’argent de la Sécurité sociale, des mutuelles et en faisant payer les malades.

La santé est un bien collectif qui doit être exempt de tout enjeu financier pour remplir pleinement sa mission d’amélioration de l’état de santé de la population. C’est un plan à 50 milliards d’euros qui est nécessaire et nous en sommes loin avec les quelques milliards annoncés lors du Ségur de la santé.

Hamama Bourabaa La logique marchande n’est pas la seule responsable, l’administration a plaqué de multiples couches sédimentaires sur tous les métiers du soin, qui ont été ainsi malmenés et asphyxiés par la technobureaucratie, le tout piloté par une gestion comptable de nos métiers faite d’abstractions. À ce jour, le Code de la santé publique compte 5 483 pages et en sus des agences régionales de santé, le ministère dénombre 34 autres agences et opérateurs dont l’utilité sociale n’est pas évaluée. Une telle obésité institutionnelle n’est-elle pas excessivement coûteuse ? Le récit dominant, tellement négatif à l’encontre des gens de terrain, doit être contrebalancé par le recueil des réactions et propositions de celles et ceux qui, finalement, appliqueront la loi et l’écoute de la voix du réel, hors des filtres inhérents aux organisations et des jeux d’intérêt multiples, à défaut de quoi on continuera dans l’absurde.

Il faudrait s’appuyer sur une inexpérience caractérisée du monde de la santé et du social pour penser que deux millions de professionnels de deux cents métiers différents n’auraient ni idées ni volonté d’amélioration du travail et du service. La santé n’est pas une politique mais un projet de société qui doit passer par l’étape indispensable du dialogue.

Christophe Prudhomme La seule solution est bien sûr de considérer que les systèmes de santé doivent sortir du domaine marchand. Rendre sa place à l’hôpital public nécessite d’abolir la barrière qui existe avec la médecine de ville en développant dans les territoires des structures de proximité de type centres de santé, dotés d’un minimum d’équipements techniques, travaillant en réseau avec les établissements, y compris en mutualisant les moyens humains rares, notamment les médecins.

La politique de santé doit relever d’une logique d’aménagement du territoire pour répondre aux besoins de la population en respectant le principe d’égalité de traitement quel que soit son lieu de résidence, ce qui nécessite parfois des mesures inégalitaires en faveur des zones défavorisées.

Il s’agit donc de construire un grand service public de la santé, intégrant le maintien de l’autonomie, intégrant l’ensemble des structures pour une réponse de proximité adaptée aux spécificités de chaque territoire, qu’elles soient géographiques, sociales ou épidémiologiques.

Sortir de la logique marchande exige aussi un financement intégral par un opérateur unique qui ne peut être que la Sécurité sociale. Cette dernière doit être libérée du carcan des lois de finances spécifiques en recouvrant une autonomie de gestion lui permettant de moduler le niveau de cotisations en fonction des besoins, le Parlement se contentant de fixer les limites dans lesquelles ces dernières peuvent évoluer.

Entretiens croisés réalisés par Jérôme Skalski

Publiés dans l'Humanité

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