Moirans : chez les gens du voyage, «la présence d’un frère à un enterrement est cruciale»

Publié le par Front de Gauche de Pierre Bénite

Marc Bordigoni, anthropologue, analyse le rapport aux morts de la communauté et rappelle que les tensions des derniers mois résultent de décisions politiques.

Après les incidents survenus mardi soir à Moirans (Isère), où des gens du voyage ont demandé la sortie de prison pour quelques heures du frère d’un des leurs décédé le week-end dernier, l’anthropologue Marc Bordigoni, auteur de Gitans, Tsiganes, Roms… Idées reçues sur le monde du voyage (Le Cavalier bleu, 2013), explique à Libération les spécificités culturelles de cette communauté.

On dit que les incidents de mardi impliquent des «gens du voyage», mais de quoi parle-t-on exactement ?

De ce que j’ai aperçu, il s’agit de familles qui sont de très vieille implantation en France, qu’on appelle souvent des Manouches, et qui sont sûrement des familles installées en Isère depuis un moment. D’ailleurs, je vous signale qu’il y a une exposition consacrée à la présence des Tsiganes en Isère [«Tsiganes, la vie de bohème ?» au Musée dauphinois, ndlr] qui va être inaugurée vendredi soir à Grenoble, et qui a été organisée avec des familles locales. C’est une exposition qui montre l’apport de ces familles, qu’il faut d’ailleurs appeler «Français itinérants» pour rappeler qu’elles sont avant tout françaises.

Faut-il analyser les événements sous l’angle du rapport aux morts qu’entretiennent les gens du voyage ?

L’anthropologue Patrick Williams a écrit un livre, Nous, on n’en parle pas, les morts et les vivants chez les Manouches [paru en 1993], qui est une ethnographie d’une communauté de ce type-là, dans la Creuse. Il montre que la présence des défunts occupe une place centrale pour le groupe. Le fait d’avoir des morts en commun lie les gens entre eux, tout comme le fait de les honorer, quelle que soit la manière. Marquer du respect envers eux, c’est une valeur essentielle. Quand quelqu’un décède, la veillée et l’enterrement sont un grand moment de rassemblement de tout le groupe, aussi bien les parents que les connaissances. Les enterrements de gens qui paraissent très isolés vont réunir des dizaines, voire des centaines de voitures, ce qui peut surprendre les gens du coin. Il faut comprendre que la présence d’un frère à un enterrement peut être considérée comme absolument cruciale, c’est d’ailleurs ce que dit la mère des deux garçons, madame Vinterstein. La famille est dans la souffrance, du fait de la bêtise du garçon qui est mort, mais ça n’empêche qu’on lui doit le respect. Une fois qu’il est décédé, on doit l’honorer en tant que tel. On doit lui marquer le respect pour qu’il soit en paix. Par ailleurs, je ne sais pas si c’est une politique voulue ou pas, mais c’était assez fréquent que des autorisations de sortie de prison, pour quelques heures, soient données dans ce genre de situation.

Peut-on replacer ces incidents dans le contexte plus général des relations entre les pouvoirs publics et les gens du voyage ?

Même si ce sont des voitures venant de la casse qui ont été brûlées, c’est sûr que ce qui s’est passé mardi, c’est un trouble plus que majeur à l’ordre public. C’est une manifestation extrêmement forte, que l’on peut condamner et juger disproportionnée, mais qui est une réaction épidermique et sûrement le fait de jeunes.

Elle reflète la tension extrême qu’il y a entre certains groupes de gens du voyage et les pouvoirs publics. Depuis 2002, la situation ne fait que se tendre. En 1990, puis en 2000, avec la loi Louis Besson, le pouvoir avait essayé d’esquisser des solutions et de trouver des terrains d’entente – et il y a des choses qui marchent, comme dans le Puy-de-Dôme. Mais dans beaucoup d’endroits, la situation est plus tendue.

Depuis 2002 et l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, puis des Finances, des lois sur la sécurité intérieure et des amendements à la loi de finances ont permis aux maires de retarder la mise en œuvre de schémas départementaux et de créer des infractions nouvelles pour les gens du voyage. On est passé à une sorte de «guerre des tranchées», puisque c’est la tactique de beaucoup de mairies : dès qu’un groupe s’est installé quelque part, elles vont ensuite creuser des tranchées pour que personne d’autre ne vienne. Mais sans par ailleurs offrir des solutions, et sans respecter la loi sur les aires d’accueil. On insécurise ainsi le mode de vie des Français itinérants, qui le sont à certaines périodes pour des raisons économiques, notamment pour aller vendre sur les marchés ou faire des travaux agricoles. Quand on entend parler des problèmes de stationnement dans le Sud ou sur la côte Atlantique, c’est parce que ce sont des zones très denses, mais quand elles vont faire la récolte du maïs ou les vendanges dans le Beaujolais, les familles sont accueillies depuis très longtemps par les agriculteurs, sans que ce soit visible. Evidemment, les incidents comme ceux de mardi sont très télégéniques. Résultat, les jeunes gens qui ont 20-25 ans aujourd’hui avaient 10 ans au début du XXIe siècle et n’ont ainsi connu que ces tensions avec les forces de l’ordre. C’est quelque chose qui est tout à fait nouveau dans l’histoire du voyage puisque, traditionnellement, il y a un grand souci de discrétion : on s’installe dans un coin et surtout on ne laisse pas de trace, on évite les conflits. Je pense que parmi les différents groupes de gens du voyage, beaucoup sont effarés par une telle situation.

Frantz Durupt

Publié dans Social

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