Etat d’urgence : « une marge de manœuvre bien trop large est offerte aux autorités »

Publié le par Front de Gauche de Pierre Bénite

Etat d’urgence : « une marge de manœuvre bien trop large est offerte aux autorités »

Professeur de droit public à l’université Jean-Moulin Lyon III, Marie-Laure Basilien-Gainche, auteur de Etat de droit et états d’exception (PUF, 2013), s’inquiète des décisons prises par le gouvernement en matière de libertés publiques. A répondu aux questions du Monde.

Que pensez-vous du projet de loi voté par l’Assemblée nationale jeudi 19 novembre ?

Marie-Laure Basilien-Gainche : Modifier la loi de 1955 dans celle de prorogation de l’état d’urgence me laisse circonspecte. Il ne faut pas mélanger les genres et troubler ainsi la hiérarchie des normes. Il y a une loi qui est destinée à durer et une prorogation qui ne l’est pas. Il est à craindre que certains éléments ne finissent pas entrer dans le droit commun. Par ailleurs, l’article sur la dissolution des associations qui est introduit me paraît inquiétant : quasiment toutes peuvent rentrer dans son champ d’application et se voir dissoutes avec pour seul recours le juge administratif. De la même manière, la terminologie de l’article sur les perquisitions administratives est trop floue. Une marge de manœuvre bien trop large est offerte aux autorités. Le contrôle du juge administratif semble peu à même de sanctionner les atteintes démesurées aux libertés.

François Hollande a également annoncé lundi une révision constitutionnelle visant à créer un « régime civil d’Etat de crise ».

Les lois actuelles ne sont-elles pas suffisantes ? L’état d’urgence va être prorogé. Pendant trois mois, l’exécutif aura de plus grandes marges de manœuvre avec des restrictions faites à la liberté de circulation, à l’inviolabilité du domicile, à la liberté d’expression. A cette loi de 1955, qui est certes datée, viennent s’ajouter les nombreuses normes adoptées pour renforcer les pouvoirs de la police dans la lutte contre le terrorisme, comme la loi sur le renseignement en juillet. L’arsenal juridique paraît donc suffisant pour travailler à la prévention des actes terroristes. Si la lutte contre ces derniers révèle ses limites, ce n’est pas faute de textes mais faute de moyens, tout particulièrement humains. Il n’est nul besoin de révision constitutionnelle.

Alors, quelle est la motivation de cette modification de la Constitution ?

L’annonce d’une révision constitutionnelle me semble relever moins de l’utilité juridique que de l’effet politique. Elle contribue à affirmer l’autorité présidentielle auprès d’une population déboussolée et inquiète qui demande à être rassurée. Si l’on peut comprendre un tel positionnement, il me laisse perplexe. Pour faire de bonnes lois, et plus encore de bonnes lois constitutionnelles, il faut prendre le temps de la réflexion. On considère aussi qu’il n’est pas souhaitable de modifier les textes constitutionnels dans les périodes de crise, encore moins les dispositions constitutionnelles qui traitent justement de ces périodes de crise. Réviser la constitution en ce moment, quand bien même cela peut rasséréner et rassembler, peut se révéler destructeur pour nos principes fondamentaux.

Peut-on craindre une pérennisation de l’état d’exception ?

Les états d’exception doivent par définition être exceptionnels. Or, selon moi, ce n’est pas le cas des attentats du 13 novembre. On en a eu d’autres en janvier et il faut aussi regarder ce qui s’est passé à Beyrouth ou, ces dernières années, à New York, à Madrid, à Londres. Par conséquent, les actes terroristes ne sauraient être appréhendés comme des faits ponctuels demandant de recourir aux outils de gestion de l’exceptionnel. Utiliser les moyens offerts par les états d’exception pour mener la lutte contre le terrorisme risque de conduire durablement à des atteintes aux équilibres institutionnels et aux droits fondamentaux qui frapperaient non seulement les supposés terroristes, mais bien tous les citoyens.

Juridiquement, peut-on dire, comme l’a fait François Hollande, que « la France est en guerre » ?

Une guerre se déroule entre des Etats reconnus au niveau international. Daech n’est pas un Etat mais une organisation criminelle. Traiter les terroristes comme des ennemis au sens juridique du terme, c’est-à-dire des représentants d’un Etat avec lequel on est en guerre, les positionne comme pouvant se prévaloir du droit des conflits armés et non pas comme relevant du droit pénal. Cela leur donne une légitimité, aussi bien d’un point de vue politique que juridique, et des atouts pour se défendre qu’ils n’auraient pas si on les prenait pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire de purs criminels.

Le gouvernement veut aussi modifier la Constitution pour rendre possible la déchéance de nationalité pour des Français binationaux nés en France et ayant été condamnés pour terrorisme…

Je demeure dubitative quant à l’intérêt d’une telle mesure. Moins d’une trentaine de personnes ont été concernées par une déchéance de la nationalité depuis 1990 : réforme-t-on une Constitution pour une trentaine de personnes ? Par ailleurs, quid des nationaux qui commettent des actes terroristes ? Faute de pouvoir être déchus de leur nationalité – car il s’agirait alors d’un bannissement que prohibe la Convention européenne des droits de l’homme –, ils seraient traités différemment ?

Source Le Monde Politique

Publié dans Politique nationale

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