Les riches. Une classe soudée pour préserver ses acquis

Publié le par Front de Gauche de Pierre Bénite

Les riches. Une classe soudée pour préserver ses acquis

Ils sont grands patrons, financiers, hommes politiques, propriétaires de journaux, professeurs en médecine, gens de lettres... Tous ont ce point commun : ils sont riches. Puissants, ils savent se mobiliser dès qu'il s'agit de défendre leurs intérêts. En témoigne l'attitude de certains riverains du 16e arrondissement de Paris férocement opposés à l'implantation d'un centre d'hébergement pour sans-abri. L'entre-soi se cultive, dans tous les domaines. La guerre des classes existe. Ils sont prêts à tout pour la remporter.

Une foule déchaînée qui montre les crocs, éructe un déluge de propos orduriers. La scène se passe à l'université Paris-Dauphine. Le 14 mars dernier, la réunion publique de présentation du futur centre d'hébergement, en lisière du b ois de Boulogne, dans le très chic 16e arrondissement de Paris, tourne à la foire d'empoigne. « Salope ! » lance un homme cravaté à Sophie Brocas, la sous-préfète de Paris. « Escroc », « fils de pute », « stalinien », et même... « caca » ! La liste des insultes est longue. Il faut dire qu'une grande menace pèse sur ce quartier où 20 % des contribuables payent l'impôt sur la fortune et possèdent un patrimoine moyen de presque 3 millions d'euros. La municipalité veut y ériger, cet été, des bâtiments modulaires afin d'accueillir 200 personnes, sans-abri ou familles aux difficultés sociales importantes. Alors la mobilisation tous azimuts s'organise. Les associations de protection du bois de Boulogne montent au créneau, à coups de procédures judiciaires, soutenues par le maire de secteur Claude Goasguen (« Les Républicains »). Peu importe si, ici, on ne compte qu'une vingtaine de places d'accueil.

Des seigneurs en leur domaine

En ce vendredi ensoleillé, la terrasse d'une brasserie porte d'Auteuil, dans le 16e arrondissement, est prise d'assaut. Une bande de lycéens sirote bières et jus de fruits. « Le centre d'hébergement ? » Oui, bien sûr qu'ils savent, on ne parle que de ça, ici. Ilyes, élève de seconde au lycée Molière, ne s'oppose pas à son arrivée et déplore « la mauvaise image que ces riverains ont donnée du 16e ». Pourtant, il comprend leurs craintes. « Il faut être clair, quand on vient habiter ici, c'est pour rester entre soi. » Rayan enchaîne : « Un peu plus de mixité, ça peut apporter du bon. Mais le risque, c'est la tentation de voler, face à des gens riches, bien habillés. » Inès hausse les épaules : « C'est beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Vous verrez, il ne se passera rien ! »

Aux abords du bois de Boulogne, tout défile lorsque l'épineux sujet est abordé. La fausse condescendance : « Mais où iront-ils faire leurs courses ? » fait semblant de s'interroger cette vieille femme. La pseudo-défense de l'environnement : « Le bois de Boulogne est un site classé, non constructible ! » assène un couple de retraités. La sacro-sainte démocratie : « Les habitants n'ont pas été consultés ! » s'offusque cet homme. Les intérêts personnels : « Si nous payons très cher pour venir ici, c'est pour être tranquilles ! » tempête un joggeur qui craint ne plus pouvoir faire son footing dans le coin. La victimisation : « La Mairie de Paris veut punir les habitants du 16 e ! » estime ce jeune homme costume-cravate-attachécase. Et les arguments carrément racistes, en toute bonne conscience : « Ça va être la zone, la jungle... dégoûtant ! » grimace une femme très comme il faut, qui renchérit : « On n'a pas l'habitude d'avoir ce genre de personnes ici. »

Ian Brossat, adjoint à la Mairie de Paris (PCF) en charge du logement, connaît bien l'hostilité de certains riverains à chaque tentative de mixité sociale. « Nous sommes confrontés à une opposition systématique depuis très longtemps dès l'annonce d'un programme de logements sociaux », constate-t-il. Alors, un centre d'hébergement ! Bien qu'habitué, il avoue que la violence et la vulgarité dont il a été victime ce 14 mars dépassaient toutes les prévisions. « Certains considèrent que la Mairie de Paris, les représentants de l'État ne sont pas légitimes. Ils vivent l'espace public comme leur propre espace privé. »

Repères.

0,01 % La part des Français les plus aisés gagnant plus de 80 000 euros net mensuels.

81 % À l’Assemblée nationale, les cadres, professions libérales et les patrons sont représentés à plus de 81 %, alors qu’ils forment 13 % de la population active.

1/10e Près d’un dixième des richesses est capté par 1/100 000e de la population.

6 % Entre 2013 et 2014, le nombre d’assujettis à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) est passé de 312 406 à 331 010, soit une progression de 6 %.

476,28 milliards La valeur totale des patrimoines déclarés s’élevait à 476,28 milliards d’euros en 2014.

714 Le nombre de départs de France de redevables de l’ISF s’élevait à 714 en 2013, soit 0,2 % des contribuables assujettis à l’ISF.

N'empêche, le centre ouvrira bien ses portes, cet été : le permis de construire a été accordé par l'État. Et des logements sociaux commencent à s'ériger. Préemptions, achats d'immeubles existants à des promoteurs privés, achats de terrains... la municipalité de Paris doit faire preuve d'imagination.

De 1 % en 2001, les HLM sont passés à 3,7 % alors que l'arrondissement compte 4 500 demandeurs. Mais il faut, toujours, batailler ferme dans ce quartier où le nombre de foyers riches est onze fois supérieur à la moyenne nationale. Car ici, l'argent ne manque pas pour tenter à tout prix de faire casser les permis de construire grâce à une avalanche de procédures devant les tribunaux.

En tête des procéduriers, la coordination pour la sauvegarde du bois de Boulogne et de ses abords, qui regroupe une vingtaine d'associations (lire encadré p. 35). « Au final, explique Ian Brossat, nous finissons par avoir gain de cause, mais ces recours retardent considérablement les projets. » Ainsi, à la porte d'Auteuil, il a fallu dix ans pour lancer la mise en chantier de 176 logements sociaux. « Nous avons racheté une friche à Réseau Ferré de France, en 2006. Les logements seront livrés en décembre, avec cinq ans de retard... »

À noter que, parmi les riverains voisins opposés, figurent ceux de la très luxueuse villa Montmorency.

À l’école de l’entre-soi

Il n'y a pas qu'en termes de territoire où la grande bourgeoisie tente de reproduire un schéma social et des valeurs qui lui sont propres en écartant tous ceux qui « n'en sont pas ». Faire partie du gotha tient de l'héritage, mais aussi de l'éducation, de la culture. La famille doit reproduire la dynastie. Alors, pour les enfants de riches, le passage obligé dans des écoles à l'enseignement particulièrement soigné s'impose. Car le titre scolaire, indispensable, légitime les positions dans la société.

Sans surprise, les établissements les plus prestigieux se trouvent dans les plus beaux quartiers. Saint-Louis, lycée du Quartier latin à Paris, n'accueille que des élèves en classes préparatoires aux grandes écoles. Quelques héritiers millionnaires et riches entrepreneurs y ont été formés, comme Serge Dassault et Roland Peugeot. De même, tous les héritiers des grandes maisons de champagne ont étudié au lycée Saint-Joseph de Reims.

Et nos dirigeants ont tous été formés dans les mêmes écoles. Face à une compétition sans merci, de plus en plus, l'éducation devient une « activité de service à haute valeur ajoutée », témoigne Arnaud Parienty dans son livre « School Business » (La Découverte). Cet agrégé en sciences économiques et sociales enseigne au lycée Louis Pasteur de Neuilly (92). Là où siègent, parmi les membres de l'association des anciens élèves, pêle-mêle, Nicolas Sarkozy, une demi-douzaine de députés, un général de corps d'armée, un ecclésiastique, des chefs d'entreprise...

« Les ambitions des élèves, celles de leurs parents, de leur milieu sont très élevées, constate-t-il. La pression est terrible. » Ici aussi, tous les moyens sont bons ­ et possibles, avec des parents rapidement informés grâce à un puissant réseau et extrêmement mobilisés. « Après un souci sur une note, le lycée a reçu un courrier de l'avocat des parents », sourit Arnaud Parienty. Une faille dans l'administration ? Un professeur en manque d'autorité ? Et hop ! Le rejeton quittera l'établissement illico au profit d'une école privée. D'excellence, bien sûr. Un professeur absent ? Grâce au réseau des parents, il sera immédiatement remplacé par un professeur d'un lycée prestigieux alentour qui viendra y faire des heures sup.

Arnaud Parienty se souvient d'un grand lycée de Versailles privilégiant les sections « nobles » et refusant ainsi la section B (économie), malgré l'insistance de l'inspection générale. À sa transformation en section ES (économie et social), le lycée en fait enfin la demande. Mais l'inspection s'y oppose. « Le proviseur a immédiatement mobilisé les parents d'élèves. L'association des anciens élèves a rassemblé 6 000 signatures en deux semaines. L'affaire est passée par-dessus l'inspection. Le ministère de l'Éducation a ordonné la création d'une série ES au lycée... »

Mais aujourd'hui, la culture générale, les codes sociaux, le réseau ou la maîtrise des arcanes du système ne suffisent plus. Il faut ajouter à ce capital immatériel du capital tout court. Entendez de l'argent, beaucoup. Cela tombe bien, les riches en ont. Préparation aux grandes écoles, soutien scolaire, coaching, initiation à l'anglais dès le berceau... le marché privé de l'éducation forme une véritable école de l'ombre. « Certains coachs m'expliquent comment rédiger une lettre de recommandation ! » L'enseignant constate que, dans son établissement, les séjours linguistiques à l'étranger font partie de la norme. « Lorsqu'un élève décide de poursuivre ses études à l'étranger, je n'ai jamais ressenti de stress. C'est vraiment une conscience de classe ! »

De même, ici, dès la seconde, il est de mise que l'élève bénéficie de cours particuliers dans quatre ou cinq disciplines. Avec l'anglais devenu la discipline jouant un rôle décisif dans la sélection scolaire, les établissements bilingues ont la cote. Du privé hors contrat, le plus souvent, où il faut débourser en moyenne 7 000 euros par an. « Les écoles Montessori sont à la mode. Silicon Valley en est la cause. L'un des fondateurs de Google en vient, celui de Facebook aussi. Alors, maintenant, en plus de l'excellence, il faut développer la créativité. » En anglais, bien sûr. Les riches peuvent ainsi acheter pour leurs chérubins une scolarité complète, y compris en contournant les obstacles trop « scolaires ».

En Espagne, les diplômes sont plus faciles à obtenir. À condition de débourser 50 000 euros.

L'hôpital public privatisé

Et l'histoire se répète dans bien d'autres domaines. À l'hôpital public, par exemple, qui ­ et ce n'est pas un scoop ­ ne garantit pas l'égalité de traitement. Là aussi, quand on sort son carnet de chèques, tout va mieux, plus vite. Là aussi, le réseau aide. Là aussi, de grands mandarins imposent leur loi. En 2012, « le Livre noir des médecins stars » (Stock), de la journaliste Odile Plichon, créait l'émoi dans ce petit monde bien fermé. « Ce sont les patients privés, et notamment les plus célèbres, qui font la réputation de l'hôpital », tentait alors de se justifier le professeur en médecine Bernard Debré, député de la 4e circonscription de Paris (« Les Républicains »), ancien ministre...

« 15 % des médecins hospitaliers pratiquent des consultations privées au sein de l'hôpital, précise l'urgentiste Christophe Prudhomme, syndicaliste à la CGT santé. Les abus d'honoraires se concentrent dans les CHU et certaines spécialités à haute valeur ajoutée, comme la chirurgie. » C'est ainsi qu'à l'hôpital parisien Cochin, les dépassements d'honoraires pouvaient atteindre 4 000 euros pour une opération de la prostate effectuée par Bernard Debré. À celui de la Pitié-Salpêtrière, tous les grands noms de la médecine savaient que le cancérologue star David Khayat multipliait les casquettes. Odile Plichon détaille dans son livre des salaires annuels, allant jusqu'à 600 000 euros, d'une quinzaine de ténors de salles d'opération exerçant à l'hôpital public. « Les mêmes, poursuit Christophe Prudhomme, que l'on retrouve dans les dîners de la grande bourgeoisie, les cercles, le Rotary Club... C'est un système clanique dont il faut faire partie pour être nommé professeur. » Un monde qui protège ses intérêts, toujours. L'urgentiste précise : « Le conseiller santé de François Hollande, Olivier Lyon-Caen, professeur à la Pitié-Salpêtrière, ne s'est jamais exprimé sur les abus de l'activité privée. Le frère de Marisol Touraine, le professeur Philippe Touraine, endocrinologue à la Pitié-Salpêtrière, pratique l'activité privée. Le système est pourri jusqu'à la racine ! »

Malgré leur hétérogénéité, ces riches forment une classe très mobilisée. Dans cette guerre de classes, il faudra bien trouver la contre-offensive. Aux dernières nouvelles, la sous-préfète de Paris, Sophie Brocas, n'a pas porté plainte contre l'homme qui l'a insultée, pourtant bien identifiable grâce aux caméras de France 2. L'impunité, violente. Toujours.

Nadège Dubessay Vendredi, 15 Avril, 2016 Humanité Dimanche

VILLA MONTMORENCY, UNE CITÉ INTERDITE DANS PARIS

Impossible d'y pénétrer sans y être invité. gardiens, grilles et caméras veillent au grain. Créée il y a 160 ans, la villa Montmorency, dans le 16e arrondissement de paris, abrite sur 6 hectares une centaine d'hôtels particuliers et de villas cossues. s'y côtoient les plus grandes fortunes : Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère, Dominique Desseigne (casinos barrière), Xavier Niel (Free), Alain Afflelou, mais aussi Céline Dion, Mylène Farmer et... le couple Bruni-Sarkozy. un vent de panique a soufflé dans la plus huppée et secrète des enclaves privées à l'annonce, en 2006, d'un programme de logements HlM juste en face ! La villa entre alors en résistance, avec le soutien de la mairie d'arrondissement. Ce seront des années de procédures judiciaires. en vain. les 176 logements verront le jour cet hiver. avec cinq ans de retard...

 

 

Publié dans Finances-riches

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