« L’Amérique n’est pas venue à bout de ce qu’elle a fait et des démons qu’elle a déchaînés »

Publié le par Front de Gauche de Pierre Bénite

« L’Amérique n’est pas venue à bout de ce qu’elle a fait et des démons qu’elle a déchaînés »

Mohsen Abdelmoumen : Quelle est votre analyse concernant le dernier redéploiement des troupes de l’OTAN en Géorgie pendant le sommet de l’OTAN à Varsovie ? Sommes-nous vraiment sortis de la guerre froide ?

Dr. Michael Brenner : La caractéristique cardinale de la situation stratégique est l’attachement de l’OTAN, inspiré et guidé par les États-Unis, à étendre l’hégémonie occidentale vers l’Est. Cela a été le but des administrations américaines successives. Au cours des années Eltsine, il semblait que cela pourrait se réaliser sans conflit et avec un minimum de friction, comme en témoigne l’expansion de l’OTAN. L’intention affichée de l’administration Bush était d’ajouter la Géorgie et l’Ukraine. Cela a été contrecarré quand certains alliés européens occidentaux ont traîné des pieds à la suite du conflit de 2008 avec la Russie qui avait été provoqué par le gouvernement de Tbilissi sous Saakachvili lorsque son armée a attaqué la région séparatiste d’Abkhazie avec le plein appui des États-Unis. Le but n’a pas changé, c’est le coût et le risque qui ont monté quand Poutine a affirmé clairement qu’il n’acceptera pas passivement une nouvelle expansion de l’Otan à la périphérie de la Russie. Le débat au sein de l’Alliance s’articule autour de l’estimation de ce risque. Personne n’est préparé pourtant à contester les principes de base qui sous-tendent la pensée stratégique américaine. Tous les gouvernements d’Europe Occidentale ont à leur tête des dirigeants faibles avec des agendas bornés et étriqués, principalement se faire réélire.

M.A : Dans un article très pertinent, vous avez évoqué les chefs militaires de l’OTAN qui font des déclarations importantes allant jusqu’à la déclaration de guerre. Les militaires sont-ils hors contrôle ? Si c’est le cas, comment l’expliquez-vous ?

Dr. M.B :Obama s’est lui-même replié dans un coin en procédant comme suit. Un, il a nommé des faucons affirmés à des postes de haut rang, à la fois au Département d’État (Victoria Nuland) et au Pentagone (le général Breedlove). Deux, sa rhétorique est conforme à leur vision expansive de la puissance américaine et de ses objectifs, bien qu’il ne soit pas du tout personnellement un preneur de risques. Trois, sa prudence instinctive ne traduit pas une fixation de directives claires ou d’une diplomatie disciplinée. En conséquence, des gens comme Breedlove se sentent libres de repousser les limites et ne sont pas maîtrisés. Une histoire récente a révélé que Breedlove, alors commandant de l’OTAN, a dirigé une campagne au sein de l’administration et à Bruxelles visant à contraindre le président à prendre des mesures plus affirmées concernant la Russie, l’Ukraine et les pays baltes. Son successeur semble avoir continué le projet. Fait intéressant, le chef du Comité militaire de l’OTAN, le général Pavel de la République tchèque, a déclaré explicitement que la Russie ne représente aucune menace militaire et que tous les bombages de torse de l’Alliance sont injustifiés et inutiles.

M.A : Où sont les institutions telles que les Parlements, le Congrès, quand des militaires déclarent la guerre à qui ils veulent ? Ces derniers obéissent-ils aux Etats ou aux lobbies du complexe militaro-industriel ?

Dr. M.B : Les militaires aux États-Unis ne peuvent pas déclarer la guerre ou faire campagne publiquement pour elle. En l’espèce, la faction extrémiste a exercé des pressions agressives dans les coulisses. Il y en a d’autres au Pentagone, comme l’ancien président des Chefs d’État-major, le général Martin Dempsey, qui a tout à fait un point de vue différent – en particulier en ce qui concerne la Syrie ainsi que la Russie. En effet, à lui seul, Dempsey a bloqué les efforts d’une CIA résolue à étendre le soutien américain aux rebelles syriens sous la forme de livraisons d’armes – y compris al-Nosra. Dempsey et John Brennan ont mené une guerre bureaucratique pour déterminer la politique américaine alors que le président Obama est resté un spectateur passif.

M.A : Vous avez sans doute entendu la récente déclaration de Tony Blair qui persiste à dire que l’intervention en Irak était une nécessité. Ne pensez-vous pas que l’émergence de Daech, et avant elle d’Al-Qaïda, est une résultante des erreurs stratégiques de Messieurs Bush et Blair ?

Dr. M.B : L’intervention en Irak était-elle une nécessité comme l’affirme Tony Blair, ou au contraire, a-t-elle été une catastrophe ? Tous les observateurs crédibles ayant une connaissance de première main du Moyen-Orient, et qui ont suivi de près les événements au cours des treize dernières années, conviennent qu’il existe un lien de causalité direct entre l’invasion/occupation et la montée du Daesh. Elle est une excroissance d’Al-Qaïda en Mésopotamie qui, en retour, a été la réaction de plus en plus radicale à la subordination des sunnites en Irak. C’est un fait historique qu’il n’y avait pas d’Al-Qaïda, ni de groupes djihadistes, dans le pays sous Saddam. Il s’agit d’un exemple où ceux qui avaient tort à tous égards de manière flagrante, insistent sur l’écriture de leur propre histoire fictive, plutôt que d’accepter la responsabilité de leurs méfaits.

M.A : Bush et Blair ne doivent-ils pas rendre des comptes sur l’intervention en Irak, comme Sarkozy et Cameron devraient rendre des comptes sur l’intervention en Libye ?

Dr. M.B : Ils devraient le faire, mais cela n’a pas encore eu lieu aux États-Unis. N’oublions pas que ce fut la décision calculée de Barack Obama, à son entrée de la Maison Blanche, d’oublier l’Irak. Que le passé soit le passé était sa devise, regardons vers l’avenir. Ce jugement reflète en partie sa propre personnalité plutôt timide et son aversion des conflits, et d’autre part un calcul politique qui a trait à une opinion dominante aux États-Unis selon laquelle il fallait « aller de l’avant », et aussi la crainte d’un violent retour de manivelle des Républicains et de leurs complices Démocrates s’il avait fait tout ce qui mènerait à leur condamnation. Cela n’a pas fonctionné. L’Amérique n’est pas venue à bout de ce qu’elle a fait et des démons qu’elle a déchaînés, et le résultat est qu’elle continue à se débattre maintenant encore. En outre, ce jugement national en suspens laisse la place à des démagogues qui utilisent la montée de Daesh contre lui et désignent des boucs émissaires bien commodes.

M.A : Pensez-vous que le traité de libre échange TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) sert les peuples, notamment en Europe, ou sert-il l’oligarchie mondiale ?

Dr. M.B : Le TTIP n’est pas vraiment axé sur le commerce. Son but est de créer un espace juridique et politique autonome dans lequel règnent en maîtres les intérêts des entreprises. C’est pourquoi il est la clé de voûte du projet néolibéral. La tentative étudiée de maintenir les négociations et les dispositions secrètes, tout en associant directement les intérêts commerciaux dans sa conception, reflète la vérité incontestable que la grande majorité des travailleurs salariés en souffriront. Et aussi les causes environnementales et humanitaires – y compris la lutte contre le réchauffement climatique. Sous le TPP (Trans-Pacific Partnership), les sociétés seront capables de faire appel contre les lois des nations via un panel d’arbitres composé de trois membres, avec un arbitre choisi par elles et un second accepté par elles et la nation ayant des lois qu’elles cherchent à contourner. Voir le chapitre sur « l’investissement », pour savoir comment cela fonctionne. Cela signifie qu’une société pétrolière étrangère ou d’exploitation minière, par exemple, pourrait passer outre une loi environnementale des États-Unis en faisant appel à 2 juristes d’entreprise sur 3 appartenant à un panel secret. Le TPP met en place un grand nombre de politiques désastreuses sans attendre l’arbitrage des entreprises. Par exemple, le ministère de l’Énergie des États-Unis serait tenu d’approuver les demandes d’exportation de gaz « naturel » liquéfié – ce qui signifie davantage de fracturation hydraulique, de destruction du climat de la terre, de profits pour ceux qui ont rédigé ce traité dans le secret pendant des années, et pas de développement durable, de protection de l’environnement, ou même d’ »indépendance » énergétique des États-Unis. Le TPP exigerait des États-Unis d’importer des aliments qui ne répondent pas aux normes de sécurité américaines. Toute règlementation américaine de sécurité alimentaire sur les pesticides, l’étiquetage, les additifs, qui est plus élevée que les normes internationales pourrait être contestée comme une « entrave illégale au commerce ». L e TPP menacerait les dispositions figurant dans Medicare, Medicaid et les programmes de santé des anciens combattants pour fabriquer des médicaments plus abordables, ainsi que les lois sur les brevets nationaux et le prix de la drogue.

M.A : Vous êtes un géopoliticien et un chercheur internationalement reconnu. A votre avis, y a-t-il suffisamment de volonté politique réelle de la part des gouvernements occidentaux pour combattre le terrorisme ?

Dr. M.B : Oui. Ce qui manque est un jugement équilibré. Nous avons eu recours beaucoup trop aux muscles plutôt qu’aux cerveaux. Les interventions militaires en série depuis 2001 nous ont laissés plus exposés et les groupes terroristes sont à la fois plus forts et géographiquement plus étendus. Le terrorisme en Occident est, à sa base, un problème de renseignement et de police, quoique d’échelle décourageante. Il ne peut pas être déraciné à l’étranger, comme en témoignent les événements aux États-Unis. À l’étranger, l’objectif devrait être d’éviter les actions qui inspirent les djihadistes et reconnaître que le mouvement a bénéficié d’un soutien matériel et idéologique à une échelle massive de l’Arabie Saoudite, d’autres pays du Golfe et, plus récemment, de la Turquie. Au lieu de dorloter ces régimes, l’Occident devrait mettre sur eux une forte pression pour qu’ils y mettent fin et renoncent.

M.A : Vous avez évoqué un coup d’Etat au Brésil, ce que n’arrête pas d’affirmer la présidente Mme Dilma Rousseff. Les Etats-Unis vont-ils persister dans leur politique de fomenter des coups d’état permanents contre des gouvernements démocratiquement élus en Amérique Latine ? Les vieux démons hanteront-ils la Maison Blanche encore et encore ? Est-ce dans l’intérêt à long terme des Etats-Unis de soutenir des régimes illégitimes ?

Dr. M.B : Les efforts concertés de Washington pour ébranler les gouvernements de gauche en Amérique latine sont une expression de deux choses : une arrogance débridée, et des intérêts commerciaux. Il n’y a pas de problèmes de sécurité réels comme pendant la guerre froide (exagérés même alors). Che est mort et enterré. L’establishment de la politique étrangère de l’Amérique ne peut pas supporter l’opposition et la critique – que ce soit la provocation à la Chavez ou simplement la désobéissance à la Rousseff, Correa, etc. Ce préjugé a été exploité par des sociétés d’intérêts américains et leurs alliés locaux pour mobiliser l’influence américaine afin de rétablir au pouvoir les anciens oligarques. C’est un projet insensé qui fait beaucoup de mal.

M.A : Quel bilan faites-vous des deux mandats du président Obama ?

Dr. M.B : Barack Obama est un penseur très conventionnel. Et c’est un homme qui ne fera jamais face aux détenteurs auto-assurés du pouvoir de l’Establishment, que ce soit au Pentagone, dans les agences de renseignement ou à Wall Street. Alors il pleurniche sur le pouvoir de la sagesse conventionnelle et le consensus parmi les hommes influents des capitaux, mais il n’a rien fait de conséquent pour changer le discours national. Tout ce qu’il a réussi à faire est de résister passivement quand une certaine action particulièrement dangereuse et mal conçue était poussée en avant : par exemple, attaquer l’Iran, envoyer l’armée des États-Unis en Syrie. En vérité, il partage les principaux postulats qui sous-tendent la politique étrangère de Bush telle qu’elle est exprimée dans son discours sur l’exceptionnalisme américain, le destin américain, et le caractère américain indispensable – et il est disposé à poursuivre une nouvelle guerre froide avec la Russie pour laquelle les États-Unis sont principalement responsables.

M.A : La campagne électorale se déroule dans un climat délétère aux Etats-Unis, lequel des deux candidats est le plus dangereux pour l’humanité : Hillary Clinton ou Donald Trump ?

Dr. M.B : Eux aussi partagent ces principes. Hillary le fait de façon explicite et est plus qu’un faucon concernant les moyens que ne l’est Obama. Trump a dévié dans sa critique de l’invasion de l’Irak et a dit certaines choses au sujet d’un accord avec Poutine. Il faut se rappeler, cependant, qu’il est totalement ignorant des affaires du monde. De plus, ce qu’il dit aujourd’hui est simplement une expression de ce qui passe à travers un esprit peu profond sur le moment. Dans le cas improbable où il sera élu président, il va probablement se conformer au consensus de l’Establishment tout en ajoutant un élément d’impétuosité téméraire. Choisissez votre poison.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

Qui est le Dr. Michael Brenner ?

Dr. Michael Brenner est une autorité reconnue sur l’évaluation et la gestion des risques, la politique étrangère américaine, et la géopolitique. Il est professeur des Affaires Internationales à l’Université de Pittsburgh. Il est un « Fellow » de l’Institut de l’énergie à l’Université du Texas à Austin et Senior Fellow au Centre pour les Relations Transatlantiques, à SAIS-Johns Hopkins (Washington, DC), Contributeur à la recherche et des projets de consultation sur des questions de sécurité et économiques euro-américaines. Il publie et enseigne dans les domaines de la politique étrangère américaine, les relations euro-américaines, et l’Union européenne. Il a été directeur du Programme des relations internationales et des études mondiales à l’Université du Texas jusqu’en 2012.

Dr. Brenner est l’auteur de nombreux ouvrages, et de plus de 60 articles et documents sur un large éventail de sujets. Ceux-ci comprennent des livres publiés avec Cambridge University Press (Énergie nucléaire et non-prolifération) et le Centre des affaires internationales Harvard Université (La politique de réforme monétaire internationale), et des publications dans les grandes revues aux États-Unis et en Europe, tels que World Politics, Comparative Politics, Foreign Policy, International Studies Quarterly, International Affairs, Survival, Politique Etrangère, et Internationale Politik. Son œuvre la plus récente est « Toward a More Independent Europe » (Vers une Europe plus indépendante), Institut Egmont, Bruxelles.

Il a réalisé des projets de recherche financés avec des collègues dans les grandes universités et instituts en Grande-Bretagne, France, Allemagne et Italie, y compris la Sorbonne, l’Université de Bonn, au King’s College à Londres et à l’Universita di Firenze. Conférencier invité dans les grandes universités et institutions des États Unis et à l’étranger, y compris l’Université de Georgetown, UCLA, the National Defense University, le Département d’État, Sorbonne, l’École des Sciences Politiques, l’Institut royal des affaires Internationales, l’Université de Londres, le Conseil Allemand des Relations Étrangères, la Fondation Konrad Adenauer, et l’Universita di Milano. Consultant aux États-Unis au Départements de la Défense et de l’État, Foreign Service Institute et Mellon Bank sur la diplomatie multilatérale, la paix tenue par des organisations multinationales, et l’évaluation des risques politiques.

Bénéficiaire des subventions de la Fondation Ford, Carnegie Endowment for International Peace, Service d’information des États-Unis, Commission de l’Union européenne, l’OTAN et la Fondation pour l’éducation Exxon. Il a occupé des postes d’enseignement et de recherche à Cornell, Stanford, Harvard, MIT, Brookings Institution, University of California – San Diego, et Distinguished Visiting Fellow à l’Université nationale de la Défense.

Publié dans Amérique du Nord

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