Technip: l’Etat brade un important groupe industriel et même ses intérêts financiers

Publié le par Front de Gauche de Pierre Bénite

Technip: l’Etat brade un important groupe industriel et même ses intérêts financiers

Officiellement, il s’agit d’un mariage entre égaux. Pourtant, la fusion entre le groupe parapétrolier Technip et l’américain FMC Technologies paraît bien déséquilibrée. Sans compter les suppressions d'emplois, l’État, premier actionnaire de Technip, accepte même de léser ses propres intérêts financiers. Après Alstom, un nouveau groupe industriel dans l’énergie est en passe de filer dans des mains américaines.

Lorsque les salariés de Technip ont découvert, fin octobre, l’organigramme projeté du futur groupe parapétrolier après sa fusion – qui doit être approuvée le 5 décembre – avec l’américain FMC Technologies, ils n’en sont pas revenus. Ils ne comprenaient pas très bien l’intérêt de cette fusion annoncée en mai. Mais la direction leur avait parlé d’un rapprochement équitable et nécessaire pour défendre le groupe dans un contexte particulièrement difficile pour le monde pétrolier.

Et puis les premières annonces sont venues. Tout, selon eux, est en train de se mettre en place pour que Technip, qui se classe parmi les premiers mondiaux dans le parapétrolier, passe sous contrôle de l’américain FMC, quatre fois plus petit, dix fois moins rentable que lui.

Dans l’indifférence générale. Comme au moment de la vente de Pechiney ou d’Usinor, les responsables politiques ne se sont pas inquiétés de l’avenir réservé à cette entreprise. Le seul argumentaire, fait comme à chaque fusion, de créer un « géant mondial » semble suffire.

L'emploi dans la ligne de mire

Sur le papier, tout paraît en effet comme dans le meilleur des mondes des banquiers d’affaires. Les deux groupes annoncent que leur fusion va permettre la création d’un ensemble de plus de 20 milliards de dollars de chiffre d’affaires, présent sur toute la chaîne des activités parapétrolières. Alors que le contexte pétrolier n’a jamais été aussi difficile depuis que le baril est descendu en dessous de 50 dollars, ils promettent de pouvoir faire 400 millions de dollars d’économie d’ici à 2019, grâce aux fameuses synergies attendues. Traduction : grâce aux suppressions d’emplois, essentiellement.   

Quant à la répartition des rôles, entre les deux groupes, tout semble soigneusement pesé au trébuchet, comme il se doit dans un mariage à 50/50. La direction du nouveau groupe sera répartie entre sept dirigeants issus de Technip et sept issus de FMC. Le nouveau siège du groupe doit être basé à Londres où les deux sociétés ont déjà une filiale commune. 

« Il est apparu, ce qui est toujours le cas dans les fusions entre égaux, que le siège social ne pouvait être ni en France ni aux États-Unis (ligne rouge respective de FMC et Technip) et qu’il devait être dans un pays tiers. Le Royaume-Uni a été choisi par Technip et FMC parce qu’ils ont déjà des activités là-bas », nous a répondu le secrétariat d’État à l’industrie, s’inclinant par avance devant le fait que la direction du nouveau groupe ne saurait rester en France. L’État est pourtant le premier actionnaire de ce groupe, par l’intermédiaire de la banque publique d’investissement (BPI France) et de l’Institut français du pétrole.

Le nouveau groupe piloté à partir d'Houston au Texas ?

Dans les faits, le siège de Londres semble appelé à avoir un rôle assez décoratif. Les fonctions les plus importantes du futur groupe sont en train de prendre le chemin de Houston (Texas), là où est basé FMC. Il est déjà acquis que la direction générale, la direction financière, la direction juridique notamment seront installées au Texas. Le président de Technip, Thierry Pilenko, semble s’apprêter aussi à y faire de longs séjours. Un retour aux sources en quelque sorte : il a passé de longues années à Houston chez Schlumberger puis chez Veritas DGC.

La direction de Technip n’infirme pas ces attributions mais dément tout transfert de compétences vers le Texas : « Il y aura deux sièges opérationnels l’un à Paris, l’autre à Houston », assure-t-elle sans préciser la répartition des tâches. « Près de 80 % du chiffre d’affaires du nouveau groupe sera géré depuis Paris. Enfin, le siège mondial de la R&D du nouveau groupe sera localisé en France », dit-elle.

Avant même que la fusion ne soit engagée, les salariés ont le sentiment d’avoir eu un avant-goût de ce qui les attend par la suite.

Dès la mi-2015, le groupe français a lancé un vaste plan d’économies de plus d’un milliard d’euros, à réaliser d’ici à 2017, pour s’adapter à l’environnement totalement effondré du monde pétrolier. Plus de 6 000 suppressions d’emplois sont planifiées sur un total de 38 000 salariés. Au seul siège de Technip, 700 postes doivent disparaître, sous la forme de départs volontaires naturellement. Interrogé sur ces chiffres, le groupe ne donne guère de précisions : « Technip France a réduit progressivement ses effectifs pour s’adapter à l’environnement dégradé de notre secteur industriel et cette réduction porte sur du personnel contracté [prestataires extérieurs] mobilisé dans la phase de réalisation des projets », dit-il.

« L’opération de liquidation industrielle de la France se poursuit. Après Alstom, la France est en train de brader un autre groupe spécialisé dans l’énergie aux Américains. Et nous, nous sommes appelés à connaître le sort des salariés de Lafarge », relève un cadre, révolté. À la suite de son mariage entre égaux avec le suisse Holcim, qui, dans les faits, a totalement pris le contrôle de l’ensemble, 14 % des effectifs de Lafarge ont été supprimés en France en moins d’un an. 

Macron a laissé faire !

L’État avait pourtant les moyens de faire entendre sa voix dans cette opération. D’abord par le biais du décret Montebourg qui l’autorise à poser des exigences voire bloquer des investissements étrangers s’ils sont jugés contraires aux intérêts stratégiques du pays.

Emmanuel Macron, qui était ministre de l’économie au moment où la fusion a été discutée, a jugé que peu de mesures préventives s’imposaient, « l’essentiel des activités d’ingénierie du groupe étant à l’étranger », comme l’explique le secrétariat d’État à l’industrie. Ensuite, il est actionnaire. BPI France détient 6,16 % du capital et 10 % des droits de vote, et l’Institut français du pétrole, 2,38% du capital et 4,60% des droits de vote. Ce qui lui donne la possibilité de faire entendre sa voix. Encore faut-il qu’il en ait envie.

BPI France, bien que premier actionnaire, a renoncé à siéger au conseil d’administration de Technip, préférant déléguer ses pouvoirs à un administrateur extérieur.

Interrogé sur la fusion annoncée, les modalités, la gouvernance, un porte-parole nous a expédié par mail cette réponse lapidaire : toutes nos questions comportaient des faits erronés qui ne méritaient même pas d’être corrigés, et encore moins de réponse. Avant de conclure : « Cette fusion est une opportunité pour les deux groupes de consolider leurs positions respectives et complémentaires dans un secteur en crise. Technip-FMC sera plus fort après fusion que Technip et FMC seuls avant fusion. C'est vrai y compris et surtout des opérations de Technip en France. Le reste relève de la manipulation dont vous seriez sans doute la victime (et dont nous vous invitons à ne pas vous faire l'agent) ou d'une vision irréaliste à force d'être pessimiste des choses. » Bref, il est urgent de ne pas poser de questions.

En matière d'emploi et d'industrie lors d'une fusion, un + un ne font jamais deux !

Les expériences menées depuis au moins deux décennies rappellent pourtant qu’il n’y a pas que des fusions heureuses. Une sur deux se termine par un échec cinglant, payé lourdement par les salariés et des destructions industrielles et de valeurs, à l’image de ce qui s’est passé entre Alcatel et l’américain Lucent.

La fusion annoncée entre Technip et FMC ne s’annonce sous les auspices aussi prometteurs que veulent bien le dire ses partisans, tant d’un point de vue industriel qu’économique. De plus, elle est partie pour se réaliser dans des conditions financières très défavorables pour les intérêts publics.   

Regrouper les forces industrielles à un moment où le monde du pétrole connaît ses plus noires années, laminé par un prix du pétrole installé durablement en dessous de 50 dollars le baril, est un mouvement naturel, expliquent le monde de l’énergie. Même s’il remarque que les fusions ne sont pas légion, malgré les grandes difficultés rencontrées par le secteur, comme si ce dernier attendait de savoir s’il a vraiment touché le fond avant de se lancer dans de grandes opérations.

Pour l’instant, seuls quelques rachats ont été engagés. Schlumberger a repris en avril son concurrent Cameron International pour 14,8 milliards de dollars. General Electric a annoncé fin octobre une fusion de ses activités pétrolières et gazières avec celles de Baker Hughes. Le géant Halliburton avait visé la même cible quelques mois auparavant mais y avait renoncé en raison de problèmes de concurrence.

Le rapprochement entre Technip et FMC Technologies s’inscrit dans cette même logique. « L’État a jugé que la fusion est une réponse pertinente à la crise pétrolière et parapétrolière actuelle et au mouvement de consolidation en cours à l’échelle mondiale », explique ainsi le secrétariat d’État à l’industrie.  

Pourtant l’opération a du mal à convaincre les familiers du monde pétrolier comme les analystes financiers.

Certes, les deux groupes entretiennent des relations étroites de longue date. Dès 2011, une administratrice de FMC Technologies, C. Mauly Devine, qui a travaillé auparavant dans l’administration américaine puis chez ExxonMobil, a rejoint le conseil d’administration de Technip où elle siège au comité d’audit et au comité des nominations. Ce qui lui a permis d’avoir une vision étendue du groupe français. Technip assure qu’elle s’est « récusée » durant toutes les discussions sur la fusion entre les deux groupes. Le groupe précise qu’elle a même démissionné du conseil de FMC Technologies le jour de l’annonce de la fusion pour se consacrer à son mandat d’administrateur chez Technip.

Les liens entre les deux groupes n’ont en tout cas cessé de se renforcer. Tout de suite après avoir échoué à prendre le contrôle de l’autre société parapétrolière française CGG fin 2014, le président de Technip, Thierry Pilenko, s’est tourné vers FMC. Ils ont créé en 2015 une filiale commune, Forsys Subsea, spécialisée dans les activités sous-marines. Amorce de la fusion complète à venir.

Si FMC a un grand intérêt à se rapprocher de Technip pour élargir ses activités, beaucoup ne voient pas celui de Technip dans cette opération. Le groupe français possède une grande palette de métiers, ce qui lui permet de traverser beaucoup mieux que d’autres cette crise. Pourquoi dans ces conditions s’adjoindre les activités de FMC qui, lui, ne travaille que dans le parapétrolier sous-marin ? Des activités qui justement sont les premières sacrifiées en ce moment, les grands groupes pétroliers renonçant tous à leurs projets offshore, trop coûteux dans cet environnement pétrolier dégradé.

Les difficultés rencontrées par FMC se lisent dans les chiffres. D’un trimestre à l’autre, le groupe américain ne cesse de s’enfoncer. Sur les neuf premiers mois de l’année, il a vu son chiffre d’affaires fondre de 30 % pour tomber à 2,7 milliards de dollars. Son résultat d’exploitation est tombé à 95 millions de dollars, en chute de 80 %. Ses bénéfices ont chuté de plus de 85 % à 49,6 millions d’euros. Son carnet de commandes, un indicateur essentiel dans ces métiers de long terme, est d’à peine 4 milliards de dollars fin 2015, en baisse lui aussi de 35 % par rapport à 2014.

Sur la même période de 2016, le chiffre d’affaires de Technip a seulement baissé de 7 % pour atteindre 8,5 milliards d’euros. Son résultat d’exploitation (Ebitda) s’élève à 982 millions d’euros, en hausse de 1 %. Son résultat net est de 422 millions d’euros. Et son carnet de commandes a atteint 12,3 milliards d’euros. Pour le seul troisième trimestre, le résultat net de Technip est en hausse de plus de 12 % à 184 millions d’euros, quand celui de FMC est de 32 millions de dollars, en baisse de 60 %.

La fusion à parité torpille Technip

Comment l’État peut-il accepter une fusion à parité, alors que tout indique que FMC rencontre de graves difficultés et vaut au maximum pas plus de la moitié de Technip ? Pourquoi accepter des termes d’échange qui ne peuvent que diluer sa position d’actionnaire et donc lui faire perdre de l’argent ? « La parité de fusion est un point de vigilance, tant que l’opération n’est pas close. Mais il est faux de dire que les parités de fusion sont défavorables », assure le secrétariat d’État à l’industrie. Une analyse que confirme le groupe Technip. « La parité a été décidée sur la base de plusieurs critères qui ont depuis été rendus publics et qui ont été validés par un expert indépendant ; ces critères comprennent la capitalisation boursière, la rentabilité et les perspectives des deux sociétés pour les cinq ans qui viennent », déclare la direction.

Pourtant, même en ne retenant que ces seuls critères, il est difficile de comprendre comment les banquiers conseils – Rothschild et Goldman Sachs pour Technip, Evercore et Société générale pour FMC – ont pu établir qu’il y avait égalité entre les deux groupes.

La situation a nettement empiré cette année pour FMC et rien n’indique que le secteur pétrolier va se redresser rapidement. Mais en 2015, des différences réelles existaient déjà entre les deux groupes : Technip faisait à peu près deux fois la taille de l’américain. À une exception près : à la suite d’une importante opération de dépréciations d’actifs, de provisions en vue du plan de restructuration l’amenant à comptabiliser une charge exceptionnelle de 469 millions d’euros, les bénéfices du groupe français ont été ramenés quasiment à zéro (56 millions d’euros), tandis que FMC affichait quelque 400 millions de dollars de résultat. Une charge exceptionnelle que les dirigeants n’ont pas jugé menaçante pour le groupe : ils se sont fait attribuer dans le même temps pour 32 millions d’euros d’actions de performance.

Le seul critère sur lequel les deux groupes se retrouvent vraiment à égalité est la capitalisation financière. Malgré leur différence de taille, ils pèsent le même poids financier : autour de 8 milliards d’euros. Le cours de FMC s’est beaucoup apprécié ces derniers mois, à la différence de tous ses concurrents. À partir du 14 avril 2016, l'action s'est totalement émancipée du reste du secteur, gagnant plus de 17 % en vingt séances. Rien qu'entre le 2 et 5 mai, le cours a progressé de 10 %. La fusion avec Technip n’a été annoncée officiellement que le 19 mai. Tout cela n’est que pur hasard sans aucun doute : des investisseurs ont dû découvrir juste avant l’intérêt de ce groupe, bien qu’il ait annoncé une chute de 86 % de son résultat net, tombé à 19 millions de dollars au 1er trimestre.

Depuis, la spéculation financière s’est emparée du titre comme de celui de Technip. Alors que tout le secteur pétrolier et gazier s’enfonce, les deux cours se maintiennent à des sommets, en dépit de l’accumulation de mauvaises nouvelles. Elles ne manquent pas dans le secteur.

Cette spéculation financière risque de durer jusqu’à ce que la fusion soit consommée. Le retour aux réalités se fera après. Les deux groupes et surtout les salariés pourraient alors payer chèrement cette fusion déséquilibrée. L’État, lui, s’apercevra qu’il a laissé filer un nouveau fleuron industriel, convoité de longue date, dans des mains américaines, en acceptant sciemment de se faire rouler.

Sources Médiapart

Publié dans Industries

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