Emmanuel Macron a tout faux !
“NOTRE SYSTÈME EST TRÈS PERFORMANT AVEC TRÈS PEU D'ARGENT : 1 % DU PIB ENVIRON. AUCUN “ AUTRE PAYS NE FAIT ÇA, ON DEVRAIT EN ÊTRE TRÈS FIERS.”
Les minima sociaux, dénigrés par le président de la République, réduisent la pauvreté pour un coût modéré. Le système de protection (retraites, santé, minima) joue désormais un rôle central dans les économies développées.
Marianne : Lorsque le président de la République affirme : « On dépense un pognon de dingue pour les minima sociaux », il rencontre un écho dans l'opinion. Mais est-ce la réalité ?
Christophe Ramaux : Dans cette phrase, Emmanuel Macron a tout faux. Le président de la République parlait en l'occurrence des minima sociaux, soit 26,6 milliards d'euros, qui permettent à 7 millions de personnes de vivre. Finalement, peu de chose par rapport aux plus de 759 milliards d'euros que coûte la protection sociale, dont la plus grosse part va aux retraités.
C'est une erreur courante. Quand je demande à mes étudiants de citer un exemple de prestation sociale, c'est le RSA, les allocations chômage ou familiales qui reviennent. Des postes relativement petits, alors que les retraites, c'est 306 milliards et la santé, 250 milliards…
Les minima sociaux sont donc relativement modestes. Mais surtout cela fonctionne et permet de réduire considérablement non seulement le taux de pauvreté, mais aussi l'intensité de la pauvreté. Si l'on prend l'indicateur européen à 60 % du revenu médian (1), soit 1 050 € pour une personne seule, 14 % de la population est sous le seuil de pauvreté. Mais, si l'on prend l'indicateur à 50 %, à mon avis plus pertinent, on est à 8 %. C'est-à-dire très en deçà de pays comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Pour les retraités, c'est encore mieux : moins de 4 % de retraités pauvres. Aucun autre pays ne fait ça et on devrait en être très fiers.
Le système français de minima sociaux est donc très performant avec très peu d'argent : 1 % du PIB environ. Le président s'attaque à la fraction la plus fragile de la population. C'est presque infantile : il faut vraiment ne pas connaître grand chose de la protection sociale de
notre pays pour sortir de genre de bêtise. C'est hallucinant qu'il diffuse volontairement de telles idées.
Mais le système social coûte cher, nous sommes le pays où l'on paye le plus d'impôts et de cotisations…
C. R : Il faut se méfier des comparaisons. Par exemple, on sait que la France est la championne des prélèvements obligatoires, avec 57 % du PIB. Mais c'est dû au fait que nous y intégrons les cotisations de retraite complémentaire, alors que partout ailleurs ce n'est pas le cas. Néanmoins, « ailleurs », les actifs cotisent tous – ou presque – aussi pour un complément
de retraite, mais ce n'est pas « obligatoire »… En fait, la France, comme tous les pays du monde développé, couvre les risques sociaux. Et plus de la moitié des dépenses publiques
sont des prestations (retraites, santé, famille, minima…), soit 450 milliards. Des sommes qu'on
prélève, mais qui sont immédiatement dépensées par les ménages, auprès des entreprises privées : de la médecine, de l'alimentation, du logement, des vêtements… La moitié de
la consommation des ménages, qui est le moteur de l'activité économique, est soutenue par de la dépense publique.
Mais pourquoi alors ce débat perpétuel sur l'assistanat, alors que chacun devrait avoir conscience des bienfaits de notre modèle ?
C. R : Les hommes politiques ont leur responsabilité. Lorsque le ministre des Comptes publics critique la prime pour l'emploi (PPE) au motif que le chômage diminue, c'est un contresens.
La prime pour l'emploi a été conçue pour que les gens acceptent les petits boulots. Lorsque l'activité redémarre et génère des postes de travail, c'est normal que le volume de la PPE augmente !
Est-ce que les aides sociales sont trop élevées ?
C. R : Oui ! Mais parce que les emplois ne sont pas suffisants, ni ne sont suffisamment rétribués. Je suis à fond pour que le nombre d'allocataires du RSA diminue. Mais cela suppose que les gens aient des emplois ! En France, nous souffrons du refus d'accepter le fait que nous vivons dans des économies mixtes, où il y a du privé, qui a du bon – la concurrence –, et du public, car le marché ne sait pas tout faire.
Mais le but du gouvernement n'est-il pas de bousculer notre modèle pour concentrer les aides sur la grande pauvreté ?
C. R : Disons que le gouvernement cherche surtout où faire des économies et ne les trouve pas. Macron avait annoncé 60 milliards d'euros de réduction des dépenses. Un an après son arrivée au pouvoir, on peut faire le pari qu'il n'arrivera pas à tenir certaines promesses, comme la suppression de 120 000 postes dans les fonctions publiques. D'ailleurs, on n'en parle plus
beaucoup. Dès qu'on sort du discours démagogique et qu'on rentre dans le concret, on bute sur le réel. Mais le discours néolibéral a un autre effet : celui de justifier le catastrophisme de
la gauche non libérale, selon qui la protection sociale serait d'ores et déjà démantelée. Une partie de la gauche, souvent libertaire, n'aime pas l'Etat, et le discours néolibéral lui permet de justifier sa détestation de l'Etat forcément « bourgeois ». Non. L'Etat social est toujours là, et il
fonctionne. On compte aujourd'hui la même proportion (30 %) d'emplois publics qu'en 1982, et la moitié du revenu des ménages est constitué de prestations sociales en espèces ou de
transferts sociaux en nature (écoles, hôpitaux…), et cela réduit les inégalités de moitié !
Comment ? Les inégalités sont en augmentation…
C. R : Thomas Piketty a publié un rapport sur les inégalités au niveau mondial, très important, mais il ne traite que des revenus primaires, négligeant le fait que l'intervention des Etats, par les transferts, les réduit de 50 % en moyenne dans le monde développé. Par ailleurs, lorsqu'on pense « réduction des inégalités », on pense « fiscalité ». Mais celle-ci ne résout que 20 % du problème, alors que la consommation de services publics représente 40 % de la réduction et les prestations sociales équivalent à 40 %. Pour resserrer les différences sociales, la dépense collective joue un rôle bien plus fort que la soustraction de pouvoir d'achat opéré par l'impôt sur les riches.
Emmanuel Macron balaye l'argument au motif que le système « trop cher » ne donne pas de résultats…
C. R : Intellectuellement, Macron est un vrai libéral. Mais la première responsabilité de nos hommes politiques, c'est la conduite des institutions de l'Etat, et donc de l'Etat social. Ils devraient avoir un discours de pédagogie, expliquer aux citoyens que, pour bien vivre ensemble, il faut payer des impôts dans la bonne humeur parce qu'ils servent des services publics dont ils ont besoin. Et que, quand le privé s'en charge, c'est plus cher et moins bien réalisé. Dans les pays nordiques, la contribution à l'impôt et des cotisations sociales est une évidence. Cela régresse en France, mais il ne faut pas noircir le tableau. L'attachement à l'hôpital public ou à la retraite demeure très fort. Bien sûr, il faut bien gérer les deniers publics, corriger ce qui doit l'être, et il y a effectivement du travail. ■
Interview réalisé par Christophe Ramaux, Hervé Nathan et Emmanuel Lévy pour Marianne
(1) L'indicateur international de pauvreté est fixé à 60 % du revenu médian (le niveau qui sépare la population en deux moitiés égales) de la population du pays. Auparavant la France avait un indicateur à 50 % du revenu médian.
Maître de conférences à l'université Paris-I, Christophe Ramaux est membre des Economistes atterrés. Auteur de l'Etat social. Pour sortir du chaos néolibéral(coéd. Mille et Une Nuits-Fayard, 2012).