Haute Savoie : Rossignol délocalise et casse l'emploi à Sallanches
Equipementier des sports d’hiver, le groupe Rossignol va détruire des emplois en Haute Savoie et délocaliser une partie de sa production en Espagne.
A Sallanches, la montagne tient une place importante dans cette vallée. Et pourtant, un symbole du made in France va mal. L’usine de skis Dynastar, propriété du groupe Rossignol, va voir une partie de sa production délocalisée à Artés, ville espagnole à côté de Barcelone. Sur les 124 salariés que compte l’usine, 61 vont rejoindre le chômage.
« La Haute-Savoie et l’Isère sont deux berceaux du ski mondial, rappelle Régis Boulat, historien spécialiste du secteur. Après-guerre, le ski en bois artisanal disparaît au profit de skis plus complexes (en métal, en fibres) et à de nouvelles techniques (contre-collage, aluminisation). Parmi les entreprises à l’origine de ces transformations, le groupe Rossignol se distingue. Il rachète le groupe Dynastar en 1967, un an avant les Jeux olympiques de Grenoble. Succès techniques, succès commerciaux, succès sportifs, c’est l’âge d’or du ski made in France », poursuit-il. C’est aussi l’époque où l’usine Dynastar s’installe à Sallanches.
Un demi siècle après, l’ambiance est radicalement différente. La direction de Rossignol veut supprimer 61 postes à Sallanches, 24 au siège du groupe basé à Saint-Jean-de-Moirans (Isère), et 7 à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs (Isère), dans la logistique. Maigre consolation. Une quinzaine de postes seront créés, dont 9 à Sallanches, « dans le secteur des services », assure le groupe Rossignol (sic).
Comment justifier cette saignée ? La marque évoque « une évolution profonde du marché du ski », avec des consommateurs qui se tournent davantage vers la location que vers l’achat, et qui privilégient de plus en plus le marché de seconde main. « Le ski attire moins les jeunes. Il y a le risque de rater une génération », confirme Régis Boulat.
« Malgré tout, les sports d’hiver ne sont pas dans une crise profonde, 2019 a été une excellente année », poursuit-il. « La saison d’hiver 2019-2020 a failli être une saison record. Le confinement, qui a provoqué une fin de saison anticipée, l’a transformée en saison normale », complète Michel Debernardy, directeur de Pôle Emploi Haute-Savoie.
Une logique financière ?
Le groupe Rossignol n’a que peu souffert de la crise sanitaire. Il a souscrit un prêt garanti par l’Etat et a fait appel à l’activité partielle pendant le confinement pour la moitié de ses effectifs afin de passer le cap sans faire plonger ses comptes.
Conscient que sa justification est un peu courte, la direction explique que « la concurrence s’intensifie et la compétitivité devient un critère déterminant ». Le message est clair : Sallanches coûte trop cher. Pour justifier la délocalisation en Espagne, le groupe explique qu’il veut « clarifier le rôle des deux sites ». A l’Espagne les gros volumes, à Sallanches les skis « à forte valeur ajoutée de petite série ainsi que le développement d’autres activités ».
« C’est du vent, pour faire passer la pilule. Ce plan, c’est la mort de l’usine », tranche Georges Morand, maire DVD de Sallanches.
Une analyse faite aussi par les salariés.
« Laissez passer les JO d’hiver de 2022 et l’élection présidentielle, et vous verrez, vous réentendrez parler de nous pour la fermeture totale de l’usine », assure Carlos Cardoso, de la CGT Dynastar.
Comme les autres élus du comité social et économique (CSE) de l’entreprise, et comme les salariés, il tempête contre ce « gâchis humain et industriel ».
Tous en sont persuadés ici, les responsables sont les actionnaires de Rossignol. Après plusieurs changements de propriétaires dont Quicksilver en 2006, puis le fonds australien Macquarie en 2008, Rossignol passe aux mains d’investisseurs norvégiens en 2013.
« Ils ne regardent pas plus loin que le bout de l’année. Ce qui les intéresse, c’est de gagner du fric », assène Georges Morand. « On a bien compris qu’on était une variable d’ajustement pour faire du pognon », confirme Carlos Cardoso. « Avant, il y avait des industriels dans cette vallée. Maintenant, il y a des financiers », abonde encore Cyrille Cherpin, 32 ans de boîte, et lui aussi élu au CSE.
La meilleure preuve, pour eux, ce sont les terrains que le groupe Rossignol détenait autour du site. Il y a cinq ans, les dirigeants les vendent, officiellement pour réinvestir dans l’usine. « A part un peu de peinture, il n’y a pas eu grand-chose de nouveau, tout est parti dans les poches des actionnaires ». « Des actifs Dynastar Sallanches ont été vendus pour que les nouvelles machines aillent en Espagne », pointe Carlos Cardoso.
Tous les acteurs regrettent en tout cas Laurent Boix-Vives. Le Savoyard a transformé cette petite entreprise artisanale et ses 8 000 paires de skis en bois par an en un leader industriel innovant, produisant 300 000 paires de ski.
« La vallée de l’Arve a une longue histoire industrielle, et une large partie de son succès s’explique par l’attachement des patrons au territoire », souligne l’historien Pierre Judet. « Ces dernières années, les investissements nécessaires pour s’inscrire dans la compétition mondiale sont devenus plus importants. Au moment des successions, celui ou celle qui devait être l’héritier n’est plus capable de payer et/ou n’en a pas envie, car l’image de l’industrie s’est détériorée. C’est une aubaine pour les investissements financiers à horizon de très court terme », retrace-t-il.
Difficultés de recrutement
Outre cette évolution structurelle, la décision de Rossignol de délocaliser la production ne passe pas pour d’autres raisons. « Il y a quelques mois, le patron de l’usine de Sallanches m’appelle et me dit qu’il a besoin de trouver 30 salariés supplémentaires », rembobine Georges Morand.
« Pôle Emploi n’en a pas trouvé qui tenaient le coup, et l’usine a livré un de ses clients en retard, avec une grosse pénalité financière à la clé. Quand les dirigeants ont vu qu’ils n’arrivaient pas à recruter ici, ils se sont dit qu’ils trouveraient plus facilement des chômeurs pas chers en Espagne » affirme l’élu.
Diviser pour mieux régner ? Une telle stratégie n’étonnerait pas l’historien Régis Boulat, qui rappelle que
« Rossignol est né à Voiron en Isère, dans une région marquée par plusieurs conflits sociaux très durs. Le groupe a donc toujours privilégié les petits sites de production pour éviter les conflits sociaux. »
Le départ vers l’Espagne serait-il donc aussi un effet boomerang du plein-emploi ? Le raccourci est sans doute un peu rapide. Mais la prospérité économique de la Haute-Savoie est assurément une des données de l’équation.
Avant crise, la zone d’emploi du Mont-Blanc affichait un taux de chômage de 4,7 %, l’un des plus bas du pays. Avec la crise, le nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A, B et C, a augmenté de 14,1 % en un an, un quasi-record (seule la Corse du Sud a connu pire). « Trois piliers spécifiques de notre territoire ont été touchés : l’industrie, le tourisme, et le transfrontalier », décrypte Michel Debernardy, de Pôle Emploi. Et il précise aussitôt : « Même si le taux de chômage devait prendre deux ou trois points, il ne ferait que rejoindre la moyenne nationale. Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter pour la capacité de reclassement des chômeurs les plus proches de l’emploi ».
En provoquant à peine, on pourrait même déjà s’inquiéter de futures difficultés de recrutement dans la vallée, alors que le canton voisin de Genève vient de voter un salaire minimum à…3 800 euros par mois.
D’où vient alors ce « mal au bide » que ressent Cyrille Cherpin face à la décision de Rossignol ?
Plutôt du sentiment de :
« gâchis » et « d’écœurement » face à un système « cynique ». « Cet hiver, Emmanuel Macron est venu dans le massif du Mont-Blanc constater le recul de la mer de glace, qui plus est habillé en tenue Rossignol. Six mois après, on apprend qu’on va faire venir des camions d’Espagne pour livrer des skis dans les Alpes. C’est logique ça ? », se désole le salarié.
D’autant qu’en 2013, Rossignol, alors bon élève du made in France, avait fait le bonheur des médias en relocalisant une partie de sa production (20 000 paires de skis junior) de Taïwan à Sallanches.
Mais la page est tournée. « Les décors des skis vont désormais être faits à Artés », complète Carlos Cardoso. « Les Espagnols vont donc fabriquer le décor made in France, et nous, on va juste assembler le tout ici. On s’est renseignés, c’est parfaitement légal ! ».
Sources : Alternatives économiques