Le 26 décembre 1898, Marie et Pierre Curie découvraient le radium.
Le temps est peut-être venu non seulement d’analyser les biais qui handicapent les filles et les femmes, mais aussi de tirer parti des avancées que leur prédominance dans certains domaines a pu engendrer.
*Hélène Langevin-Joliot est directrice de recherches émérite au CNRS.
Vers la fin du XIXe siècle, les femmes ont une place mineure dans les activités intellectuelles, quasi nulle dans les activités scientifiques. Cette situation inégalitaire, alors considérée comme normale, a été ébranlée quand les barrières à l’éducation des filles ont commencé à tomber : création des lycées de filles, accès aux universités. Quelques femmes ont ouvert le chemin vers différentes professions, parmi elles Marie Curie et Irène Joliot-Curie.
MARIE CURIE, UNE FÉMINISTE PAR L’EXEMPLE
L’ouverture de l’enseignement secondaire aux filles ne signifiait pas la reconnaissance de leur égale aptitude aux études. Marie Curie prend la mesure de cette situation lorsqu’elle est nommée, en 1900, chargée de conférences à l’École normale de jeunes filles de Sèvres : l’enseignement secondaire des filles ne s’étend alors que sur cinq années, au lieu de sept pour les garçons, avec des programmes allégés, en particulier des langues anciennes. Il ne prépare pas au baccalauréat. Les futures professeures de science sont en principe formées pour pratiquer un enseignement d’ambition limitée.
Les besoins des élèves, les cours donnés par des personnalités de premier plan vont contribuer à faire bouger les choses. Ainsi, Marie Curie fait des expériences de cours et introduit les travaux pratiques. Elle n’hésite pas à remettre en cause les programmes établis : le calcul différentiel entre ainsi dans les cours de mathématiques, pour les besoins de son cours de physique.
L’Académie des sciences joue à l’époque un rôle pivot, tant par les prix qu’elle attribue que par ses recommandations. Elle décerne à trois reprises à Marie Curie un prix important. C’est cette même académie qui ne transmet pourtant que les noms d’Henri Becquerel et de Pierre Curie au comité chargé de désigner les titulaires du prix Nobel de physique de 1903. On doit à l’académicien suédois Gustav Mittag-Leffler, indigné de cette discrimination, d’en avoir informé Pierre Curie et permis au final que Marie reçoive le prix avec Pierre.
Huit ans plus tard, la candidature de Marie à l’Académie des sciences déclenche une bataille de principe à l’Institut de France et ses cinq académies. Les préjugés antiféministes s’y étalent crûment. L’échec de Marie Curie, lors du vote final, tient cependant autant à la xénophobie et au poids du lobby catholique qu’à ces préjugés. La Faculté des sciences de Paris avait fait preuve de plus d’ouverture après le décès de Pierre Curie, en avril 1906 : sur sa proposition, Marie Curie avait été nommée chargée de cours et directrice du laboratoire de physique et radioactivité moins de quinze jours plus tard.
Son premier cours avait été salué comme « une grande victoire du féminisme ». Elle devient tout naturellement professeur titulaire en 1908. Vers la fin de sa vie, Marie Curie déclare à un journaliste : « J’ai été plus gênée par le manque de moyens que par le fait d’être une femme. »
IRÈNE JOLIOT-CURIE, UNE FEMME ENGAGÉE
Irène Curie devient tout naturellement l’assistante de sa mère à l’Institut du radium, après l’avoir été pour la radiologie pendant la Grande Guerre. Elle achève sa thèse quand Frédéric Joliot arrive au laboratoire comme préparateur. Il passe brillamment ses examens de licence, mais l’un des examinateurs lui fait cette remarque : « Quel dommage, Joliot. Dans l’enseignement supérieur vous n’aurez aucune chance : vous n’êtes pas normalien. » On n’aurait pas alors dit cela à Irène Curie, pas non plus normalienne. À l’époque de leur mariage, la fille de Marie Curie partait avec un avantage « dynastique » certain sur Frédéric Joliot, d’ailleurs entré plus tard dans le métier.
Les choses reprennent leur cours « normal» après leur prix Nobel commun en 1935. Frédéric Joliot s’engage dans la création de nouveaux laboratoires, c’est à lui que l’on propose d’être professeur au Collège de France, puis d’être membre de l’Académie des sciences. Irène Joliot-Curie, il est vrai, n’est pas alors en bonne santé, et elle préfère poursuivre ses expériences. Elle fait une exception en acceptant d’entrer, avec deux autres femmes, dans le gouvernement de Front populaire pour y être secrétaire d’État à la Recherche scientifique.
C’est après la guerre qu’elle pose pour la première fois sa candidature à l’Académie des sciences, sans succès. Les raisons de son échec sont-elles à rechercher exclusivement dans le conservatisme de l’Académie? On ne peut pas exclure que ses positions politiques aient pu jouer un rôle. Irène Joliot-Curie est une femme engagée pour les droits des femmes, la science et la paix.
Bien décidée à faire sauter le verrou, elle se représente systématiquement à toutes les élections qui suivent, jusqu’à son décès. Il s’écoulera encore plus de dix ans avant que les portes de l’Académie ne s’entre-ouvrent pour une de ses élèves.
LA PARITÉ : UN OBJECTIF RÉCENT
La parité était bien loin des préoccupations des jeunes chercheurs et chercheuses entrés comme moi-même au CNRS dans les premières années de l’après-guerre. Nous avions découvert avec enthousiasme la recherche dans nos laboratoires, mais nous avions bientôt mesuré que ces derniers ne disposaient que de moyens très limités. Nos soucis communs portaient aussi sur ce qu’on appellerait aujourd’hui la « précarité de nos situations » : nous étions boursiers dans les années 1950.
Cette prise de conscience finit par déboucher sur de multiples actions, portées par une très forte syndicalisation du milieu, il faut le souligner, et le soutien de personnalités de renom. Au final, le CNRS bénéficia d’une relance des moyens, et la profession de chercheur, hors université, fut stabilisée et dotée d’un statut. Ce dernier, entre autres progrès, a donné de facto aux femmes de meilleures opportunités de carrière que celles offertes par les universités.
Le processus de sélection au CNRS, où les commissions choisissent chaque année plusieurs noms dans un ensemble de candidats venant de toute la France (et de l’étranger) rend la discrimination plus difficile, parce que plus immédiatement visible, que lors de sélections au coup par coup sur des profils souvent balisés.
Je serais aujourd’hui capable de repérer rétrospectivement telle ou telle discrimination, au fil de mon parcours. L’annulation, pour motif politique, d’un séjour que je devais faire au laboratoire de Harwell m’a sans nul doute plus contrariée. Il y avait un nombre relativement élevé de femmes au laboratoire. La bataille pour la parité ne me paraissait pas si importante. C’est dans les années 1980 que je fus invitée par le ministre de la Recherche à un dîner protocolaire en l’honneur d’une délégation polonaise venue signer un important accord. Mon regard fit le tour de la table : parmi une vingtaine de personnes, j’étais la seule femme. Ma contribution sur le sujet fut de le faire remarquer… en ajoutant que je savais bien pourquoi j’étais là.
DES INTERROGATIONS POUR DEMAIN
L’objectif de parité structure depuis quelques décennies les initiatives pour l’égalité réelle homme-femme, notamment dans les domaines scientifiques. Les progrès sont réels. Un coup d’accélérateur a été donné à l’accession de femmes à des postes de responsabilité ou de prestige, mais la sous-représentation des filles dans les cursus scientifiques et celle des femmes dans les métiers scientifiques et techniques restent très significatives.
On ne peut plus guère incriminer des dispositions réglementaires discriminatoires. Je m’interroge plutôt sur la signification à donner aux biais observés encore dans les modes de socialisation des filles comparées aux garçons.
Il faut faire reculer, dit-on, « les préjugés » des filles sur les carrières scientifiques présentées comme difficilement conciliables avec une vie de famille. Encore faut-il que la réalité ne les renforce pas. La précarité fait un retour en force, les exigences de mobilité et de compétition de tous contre tous sont les facteurs de régression que le combat pour la parité ne peut ignorer.
La sous-représentation des filles dans les cursus scientifiques s’inscrit dans un contexte de désaffection sensible de l’ensemble des jeunes. À moins de confondre le scientifique et le manageur, la science n’est pas en haut de l’affiche en matière de rémunérations. Mais, au-delà, l’image de la science donnée aujourd’hui ne contribue-t-elle pas à les en éloigner? Il n’est pas exclu que les jeunes filles soient plus sensibles au rôle culturel et émancipateur de la science alors que celui-ci tend à s’effacer aujourd’hui devant son rôle utilitaire, traduit dans les technologies et l’économie.
Il y a des raisons de penser qu’introduire plus de culture dans la science et son enseignement serait positif pour la parité dans les cursus, et qu’introduire plus de science dans la culture des adultes, plus de raison que d’émotion dans les débats sur les technologies le serait aussi.
La répartition des filles et des garçons, à plus de 90 % dans les filières technologie-santé pour les unes, technologie-industrie pour les autres, est extrêmement frappante. Faut-il en conclure seulement qu’il suffit que les filles « rattrapent » les garçons dans l’industrie?
Le temps est peut-être venu non seulement d’analyser les biais qui handicapent les filles et les femmes, mais aussi de tirer parti des avancées que leur prédominance dans certains domaines a pu engendrer. La diversité dans l’égalité est à l’ordre du jour. La première d’entre elles n’est-elle pas la diversité homme/femme ? Le mouvement pour la parité a sans nul doute encore des objectifs à atteindre, mais il est probablement arrivé à un tournant.