Crise politique en Tunisie.  Kaïs Saïed a une vision messianique de lui-même 

Publié le par Front de Gauche Pierre Bénite

Crise politique en Tunisie.  Kaïs Saïed a une vision messianique de lui-même 

La juriste Sana Ben Achour, ancienne présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates, décrit un président qui se voit en « père de la nation » et veut se poser en sauveur.

Sana Ben Achour Professeure de droit à l’université de Tunis

L'Entretien.

Cette crise politique marque-t-elle le paroxysme de la grave crise sociale qui perdure depuis 2011 ?

Sana Ben Achour : C’est une rupture régressive. La gestion du pays a été catastrophique depuis 2011. Ennahdha (le parti islamiste – NDLR) a mis la nation à genoux. Aux yeux de beaucoup, la décision de Kaïs Saïed peut être interprétée comme une « sortie de crise » parce que les Tunisiens ne supportent plus le contexte dans lequel ils vivent.

Les salaires sont misérables, il n’y a pas de perspectives d’avenir, le chômage frappe plus de 3 millions de Tunisiens sur 12 millions d’habitants et nous déplorons, dans cette crise sanitaire, plus de 300 morts par jour.

Tout cela aboutit à un coup de force que la Tunisie va payer très cher. En agissant de la sorte, le président Saïed met fin à l’espoir démocratique en Tunisie, mais aussi dans le monde arabe, puisque nous étions le seul et unique bastion démocratique restant des printemps arabes.

Cette décision politique reflète-t-elle un coup d’État ?

Sana Ben Achour : Kaïs Saïed est sorti du cadre constitutionnel sous couvert de l’article 80 de la Constitution de 2014, or la situation du pays ne nécessitait pas cet usage. Une fois sorti de cette Constitution, un gouvernement ne peut pas la rétablir en quelques jours, mais plutôt en vingt années de labeur.

Kaïs Saïed s’est attribué les pleins pouvoirs, c’est du jamais-vu ! C’est un coup d’État. Le président est un démagogue et, par sa décision, la Tunisie rejoint le club des dictatures.

Qu’est-ce qui a déclenché l’invocation de l’article 80 de la Constitution lui conférant les pleins pouvoirs ?

Sana Ben Achour : Kaïs Saïed ne s’en est jamais caché : il ne croit pas au régime parlementaire, ni à la Constitution. Le détricotage des institutions de l’État a commencé depuis longtemps. Cela résulte d’une volonté personnelle qu’il entretient depuis son arrivée au pouvoir.

Pourquoi le premier ministre a-t-il été démis de ses fonctions ?

Sana Ben Achour : Le président Saïed se présente comme le sauveur de la Tunisie, il doit être seul décisionnaire. Il est obnubilé par l’idéal du « père de la nation », qu’il souhaite devenir. Cet homme a une vision très messianique de lui-même.

Comment expliquer la réaction populaire à cette annonce ?

Sana Ben Achour : Hier soir, les Tunisiens étaient dehors et fêtaient cette décision. Cela se comprend. Tous les coups d’État s’accompagnent de scènes de liesse populaire. Je pense qu’il n’y a pas de contradiction, uniquement de la frustration sur laquelle surfent les dictateurs. Ils mettent toujours en place leur régime autoritaire selon le même mode opératoire, par exemple avec le déploiement de l’armée auquel nous assistons, ces dernières heures, en Tunisie.

Quelles sont vos craintes ?

Sana Ben Achour : Nous sommes entrés dans l’inconnu, mais je redoute que le président Kaïs Saïed, maintenant dépositaire des pleins pouvoirs, puisse se prévaloir du soutien populaire. Sans confrontation, il sera libre d’agir comme il le souhaite. J’ai peur que la violence ne s’installe en Tunisie, puisqu’il n’y a plus de normes collectives.

Entretien réalisé par Marwan Nabli et publié dans l'Humanité

Publié dans Afrique, International

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