Fâcheuse coïncidence ! Alors que la présidente de la Commission européenne prononçait son discours sur « L’État de l’Union » en consacrant une large place à une prétendue « Europe de la défense » puis le lendemain le haut-commissaire aux affaires européennes (sorte de ministre des affaires étrangères européennes) présentait, lui, un texte proposant une « stratégie européenne dans l’indo-pacifique », on apprenait que l’Australie déchirait le contrat signé en 2016 avec la France pour la fourniture de sous-marins tout en rejoignant une nouvelle alliance militaire tripartite, avec les Etats-Unis et leur cheval de Troie, le Royaume-Uni.
Il convient d’examiner la partie du discours de Mme von der Leyen axée sur la politique étrangère au prisme des soubresauts géostratégiques qui ont secoué ces dix derniers jours.
D’abord un retour sur ce qu’elle a nommé « les événements survenus récemment en Afghanistan ». Un bel euphémisme pour ne pas reconnaître la terrible débâcle par laquelle s’est conclu un cauchemar de deux décennies et auquel pas moins de 14 pays membres de l’UE auront participé (Allemagne, Belgique, Croatie, Danemark, Espagne, France, Italie, Lituanie, Royaume-Uni, Portugal, Pologne, Roumanie, Suède, Tchéquie), au service de la Force internationale d'assistance à la sécurité (FIAS), sous l’égide de l’Otan.
Mme Ursula von der Leyen a exprimé « tout son soutien » envers le peuple afghan, mais qu’en est-il des engagements réels ?
A l’heure où la plupart des dirigeants européens souhaitent maintenir la population afghane aux portes de l'Europe plutôt que de lui offrir l’asile, comme le prévoit pourtant la Convention de Genève de 1951, l’UE pourrait – si elle en avait la volonté politique – mettre en place des mesures concrètes pour soulager les Afghans. Par exemple en appliquant la directive 2001/55/CE « sur la protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées ». Cette directive a justement été créée pour faire face à des situations de conflits ou de violations des droits de l’homme.
Compte tenu de son rôle dans la guerre et l'occupation de l'Afghanistan, l'Europe a le devoir absolu d'aider et d'accueillir les Afghans qui fuient leur pays face à la barbarie des Talibans. L'UE ne peut ignorer sa responsabilité.
Il a ensuite été question de la « Défense européenne » et de l’Otan. Mme von der Leyen a alors joué les équilibristes en réaffirmant le besoin de pouvoir compter sur une « Union européenne de la défense » tout en confirmant l’importance du partenariat qui lie l’UE et l’Otan.
On peut se demander comment est-il possible d’espérer une « autonomie stratégique » européenne en se maintenant sous la tutelle de Washington dans le cadre d’un « club » tel que l’Otan, qui n’est rien d’autre qu’un supplétif des intérêts stratégiques américains dans le monde. L’absence absolue de concertation des « alliés » lors du récent retrait afghan en est la énième démonstration.
Il n’y a pas de souveraineté européenne possible dans le cadre d’une Europe « pilier de l’Otan », c'est-à-dire subordonnée à l’impérium américain, comme le stipule l’article 42 du Traité de Lisbonne, qu’une majorité de Français a rejeté.
Ce chemin ne peut que nous entraîner dans les logiques guerrières et mortifères de Washington, contribuant à l’instabilité du monde et instaurant une logique de guerre froide vis-à-vis de la Russie et de la Chine, avec à la clé le risque de futurs affrontements militaires.
A l’heure où la sagesse prône pour un concert des Nations délaissant la compétitivité pour la coopération et la complémentarité, dans un système international basé sur le multilatéralisme et la sécurité humaine collective, dans un monde où le péril concret auquel doit faire face ensemble l’humanité est avant tout d’ordre social, écologique, sanitaire, l’UE va destiner près de 25 milliards d’euros aux dépenses militaires durant les six prochaines années, comme si les peuples européens n’avaient pas d’autres priorités.
À une défense européenne pilier de l’Otan il conviendrait d’opposer une Europe de la sécurité collective, émancipée de l’Otan et a fortiori des États-Unis, dont il devient chaque jour plus clair qu’ils ne sont pas « nos alliés ».
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C’est donc ce même jour où la présidente de la Commission européenne prononçait son discours qu’était annoncé le partenariat stratégique entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni (« AUKUS »), au détriment d’un faramineux contrat de sous-marins français à propulsion classique conclu avec Canberra.
Une trahison pour la France, qui s’est ainsi vue doublée par son « allié » américain dans la course au contrat du siècle, et un camouflet pour l’Europe, dont le chef de la diplomatie Josep Borrell avouait n’avoir été ni consulté ni informé de cette nouvelle alliance sécuritaire annoncée le jour même où il publiait une communication sur la stratégie que celle-ci entend déployer dans la région indo-pacifique.
Un premier pacte entre membres du Conseil de sécurité a été rompu : la règle consistant à toujours garder pour soi sa technologie nucléaire et ses matériaux fissiles.
Ici, les États-Unis s’engagent à fournir à l’Australie des sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire. L’enjeu est important et grave, avec potentiellement de terribles conséquences pour la zone du bassin indo-pacifique: voir les tensions s’accroîtrent dangereusement avec une escalade militaire dopée par la nucléarisation d’un de ses importants acteurs.
Depuis l’époque de l’administration du président Obama, l’Amérique a mis en place une réorientation stratégique en direction du bassin indo-pacifique visant à freiner celui qui est devenu son principal rival : la Chine.
La volonté de contenir ce grand pays – aujourd’hui un acteur majeur de l’économie mondialisée – impose à l’impérium américain une activité diplomatique (et militaire) accrue dans cette région qui constitue déjà le moteur de la croissance économique mondiale (et notamment l’épicentre du commerce maritime international) avec près de 40 % de la richesse globale créée aujourd’hui et plus de 50 % du PIB mondial d’ici 2040.
Le « pivot » américain suit donc le déplacement du centre de gravité économique mondial et il ne faut comprendre, derrière les discours prônant « défense de valeurs », de « liberté » ou encore de « respect du droit international », rien d’autre qu’un intérêt capitaliste, unique moteur de la diplomatie nord-américaine.
C’est là que se joue l’avenir de l’hégémonie américaine, en perte relative de puissance et toujours plus en compétition avec de nouveaux acteurs dans un monde en voie de multipolarisation – c’est-à-dire une situation où la puissance est de plus en plus partagée.
C’est dans ce contexte que la France se bat pour maintenir son rang, s’appuyant sur une réalité géographique qui devrait lui conférer une voix au chapitre : notre pays est présent dans l’espace indopacifique à travers ses départements et régions d’outre-mer (et une population de plus d’1,5 million d’habitants), il y possède une vaste zone économique exclusive, plus de 7000 filiales d’entreprises y sont implantées et plus de 8 000 militaires y sont déployés de façon permanente. La France y a bâti de multiples partenariats et tente d’y promouvoir depuis 2018 « une approche inclusive et stabilisatrice, fondée sur (…) « le refus de toute forme d’hégémonie », « au-delà de toute logique de blocs » en portant l’ambition d’une « troisième voie » (Quai d’Orsay).
Des vœux pleins de bonne volonté mais inopérants face au réalisme politique qui s’impose dans une région où l’affrontement de deux blocs – avec d’un côté les Etats-Unis et de l’autre la Chine – paraît inévitable.
Partant de ce constat, l’Australie (pour des raisons historiques et géographiques) a vite fait de choisir son camp et, à y regarder de plus près, il n’est pas si étonnant que ce pays se soit ravisé à propos de l’acquisition de ses futurs sous-marins.
Patrick Le Hyaric
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