A propos d'une "Une" de l'Humanité consacrée à Mélenchon, qui a choqué par Denis Durand
La gravité de la situation exige un rassemblement à gauche mais l’interview de Jean-Luc Mélenchon dans L’Humanité du 28 avril 2022 constitue un obstacle majeur à sa réalisation.
En effet, ce plaidoyer pour un ralliement des communistes à sa personne et à son programme n’est pas seulement l’habillage d’une stratégie électorale aboutissant à interdire toute candidature communiste dans près de 90 % des circonscriptions. C’est l’injonction d’abandonner tout ce qui fait l’utilité du PCF dans la société française.
Écartant une analyse de classes, Jean-Luc Mélenchon transpose le résultat du premier tour de l’élection présidentielle en un découpage de la société en « blocs » que les analyses de sociologie électorale tendent d’ailleurs à contredire.
À propos du « bloc » dont il s’attribue la direction, le leader des « insoumis » présente son programme électoral comme un projet de « rupture », voire de « rupture avec le capitalisme » ! Ce n’est absolument pas le cas.
Les promesses sociales rappelées dans l’interview sont timides et ambiguës, voire dangereuses (la retraite à 60 ans, mais avec 40 annuités ? L’augmentation du SMIC net, mais pas du SMIC brut ?). Et surtout, elles ne sont pas financées. Rien dans son propos, pas plus que dans son programme L’avenir en commun, ne met en cause le capital, son pouvoir sur l’utilisation de l’argent et, par- là, son contrôle de la production. Jean-Luc Mélenchon parle, par exemple, de « réduction des écarts de salaires » mais il n’est pas question des profits.
Quiconque a eu la possibilité d’en prendre connaissance mesure combien le programme présidentiel de Fabien Roussel diffère radicalement de cette vision des choses. Il articule en effet rigoureusement objectifs sociaux, écologistes, féministes, démocratiques avec les moyens de les réaliser et les pouvoirs à conquérir, contre le capital, pour imposer un usage démocratique de ces moyens.
Ainsi, le réformisme naguère hégémonique à gauche n’a pas miraculeusement disparu avec l’effondrement électoral du Parti socialiste. Toute notre histoire l’a prouvé, le rassemblement à gauche n’est possible que si ces différences fondamentales sont reconnues et assumées.
Si, par malheur, le PCF devait retomber dans l’effacement, une alliance constituée sur la base du seul réformisme populiste de Jean-Luc Mélenchon, en imposant silence à la diversité de la gauche, pourrait conduire notre peuple à d’étranges aventures.
Ainsi, dans l’hypothèse, certes de loin la moins probable, où un concours de circonstances procurerait une majorité parlementaire à une gauche minoritaire dans le pays, un gouvernement Mélenchon afficherait son intention de réaliser ses promesses électorales, tout en composant avec le pouvoir écrasant d’un président de la République soutenu par toutes les forces du capital.
Avec un Parti communiste muselé par son intégration à une « fédération » dirigée par Jean-Luc Mélenchon, sur quoi notre peuple pourrait-il se mobiliser ? Il ne faudrait pas six mois au patronat, et à ses relais à droite et à l’extrême-droite, pour soulever une partie du pays contre le « matraquage fiscal » et les « atteintes intolérables à la liberté d’entreprise », comme il l’avait fait contre la présidence Hollande et, déjà, contre la cohabitation Jospin, mais aujourd’hui dans des conditions bien plus violentes et bien plus redoutables encore pour l’avenir de la gauche.
Une autre hypothèse serait que ni Macron, ni Le Pen, ni Mélenchon ne dispose de majorité parlementaire. Ce dernier pourrait-il alors envisager de gouverner avec le soutien, explicite ou tacite, du Rassemblement national ? À notre connaissance, il n’a pas encore eu l’occasion de s’exprimer sur ce point.
Mais toute son attitude démontre que, pour lui, le fascisme n’est pas un tabou avec qui aucun accommodement n’est possible, depuis son usage du pire vocabulaire xénophobe dans son discours du Parlement européen de 2016 évoquant les « travailleurs détachés qui viennent manger le pain des travailleurs français », jusqu’à son refus tout récent d’appeler à voter pour le candidat opposé au deuxième tour à Marine Le Pen, avec laquelle il envisageait sans sourciller une cohabitation au cas où elle l’aurait emporté.
Est-ce à cela que finiraient par servir les millions de « votes utiles » recueillis par le leader des « Insoumis » ?
Enfin, dans le cas où Emmanuel Macron, dans le prolongement de l’élection présidentielle, obtiendrait la majorité absolue à l’Assemblée nationale, dans quel état, face à l’assaut néolibéral, se trouveraient une gauche et un mouvement syndical dont l’aile révolutionnaire se serait privée de son arme principale en se ralliant à une stratégie qui confond majorité parlementaire et « prise de pouvoir », comme si la dictature du taux de profit dans les entreprises et dans les banques ne faisait pas partie, tout autant que l’architecture constitutionnelle, du pouvoir du capital ?
Décidément, quelques promesses de circonscriptions, sans aucune garantie qu’elles se traduisent par le maintien d’un groupe parlementaire, justifient-elles de jeter tout le reste, c’est- à-dire notre responsabilité devant le peuple, « à la rivière » ?
Au moment où crise politique, crise écologique et maintenant menace d’une Troisième guerre mondiale dont l’Europe serait le champ de bataille accumulent les périls, il nous faut, en France, une alliance qui permette à toutes les composantes de la gauche, et en particulier à sa composante révolutionnaire, de contribuer en toute liberté à la résistance et à la construction d’une alternative.
Denis Durand