Pollution aux perfluorés à Pierre-Bénite. Le plastique cache ses poisons volants par Dorothée Moisan
A quand un procès sur le plastique ? », nous demandions-nous à la fin du précédent épisode (« Plastique, ne sais-tu pas que tu es toxique ? »« Plastique, ne sais-tu pas que tu es toxique ? » En fait, il a déjà eu lieu... C’est le scandale des perfluorés de Parkesburg, en Pennsylvanie, jugé aux États-Unis.
Raconté par le New York Times en janvier 2016 dans un article saisissant, il a été mis en images récemment dans le film Dark Waters. Fabriquées depuis les années 1940, les substances polyfluoroalkylées et perfluoroalkylées, plus connues sous leur abréviation anglaise « PFAS », regroupent une large famille de molécules – plus de 4 700 – aux miraculeuses propriétés : imperméabilisante, antitache, antigraisse, antiadhésive...
En quatre-vingts ans, les PFAS, extrêmement mobiles et quasiment indestructibles, se sont répandus partout dans l’environnement et dans la chaîne alimentaire. Que l’on habite à Brest ou à Bogotá, on en boit au robinet, on en mange et on en respire dans notre salon. Ils s’accumulent dans nos organismes et y demeurent des années, au point qu’ils apparaissent désormais dans la littérature scientifique sous le sobriquet de « forever chemicals », les « chimiques éternels ». Les plus célèbres sont le PFOA (acide perfluorooctanoïque) et le PFOS (acide fabricants de composés perfluorés).
Les fabricants ont immédiatement rétorqué que les craintes émises sur ces alternatives n’étaient pas assez « robustes », mais surtout qu’il était impensable de se passer de ces substances présentes dans « les avions, les voitures et les smartphones » et « essentielles à la vie moderne ».
À la vie moderne peut-être, mais à la vie tout court, probablement pas.
Les PFAS sont associés, pêle-mêle, aux cancers du testicule et du rein, au dysfonctionnement du foie, à l’affaiblissement du système immunitaire, à la diminution de la fertilité...
En résumé, l’affaire de Parkesburg, c’est comment, durant quarante ans, l’entreprise américaine DuPont a empoisonné plus de 70 000 personnes en déversant dans l’environnement des résidus de fabrication du Teflon, le revêtement star des poêles à frire. Une star qui contenait du PFOA. C’est aussi l’histoire d’un avocat, Robert Bilott, qui est parvenu à prouver que la firme bicentenaire « savait que ce truc était dangereux, et l’a quand même déversé dans l’eau ».
Le groupe a déjà dû verser plusieurs centaines de millions d’euros pour indemniser les victimes.
Sentant le vent fraîchir, DuPont s’est opportunément désengagé des produits fluorés et les a confiés en 2015 à une nouvelle entité, indépendante, baptisée Chemours, qui a récupéré la trentaine de procédures en cours sur les contaminations au PFAS.
« Quand j’ai croisé Rob Bilott à Londres, raconte aux Jours Michael Warhurst, directeur de l’association britannique Chem Trust, il m’a dit que maintenant, quand on parlait à DuPont de la pollution de Parkesburg, il mettait ça sur le dos de Chemours, tandis que Chemours, lui, se déchargeait sur DuPont. Pratique. Ce qui est incroyable, c’est cette façon qu’a l’industrie de toujours réussir à échapper à toute responsabilité. »
L’affaire de Parkesburg n’a rien d’une histoire locale. La contamination est aussi mondiale que méconnue. Dans un rapport publié en 2019, le Conseil nordique, qui regroupe les gouvernements du Danemark, d’Islande, de Norvège, de Suède et de Finlande, a évalué entre 52 et 84 milliards d’euros les coûts sanitaires induits par la pollution aux PFAS dans toute l’Europe.
Des contaminations ont déjà été recensées autour de sites industriels en Belgique, en Italie et aux Pays-Bas. La France ne fait pas exception à la règle, comme l’a rappelé récemment Libération. Ainsi, on trouve à Villers-Saint-Paul, dans l’Oise, une usine Chemours. Mais si, vous savez, le DuPont remaquillé.
À Pierre-Bénite, dans le Rhône, ce sont Arkema et Daikin qui produisent du PFAS. Deux groupes qui font l’objet de poursuites dans les phtalates, de parabènes, d’éthers de glycol et de retardateurs de flamme » qui « sont pour certains des perturbateurs endocriniens ou des cancérigènes, avérés ou suspectés ».
Mais que fait l’Europe ?
Grâce au règlement Reach, n’y a-t-il pas plus de substances dangereuses interdites que n’importe où ailleurs ? C’est plus compliqué que cela. Comme le relève auprès des Jours, David Azoulay, avocat à l’ONG Ciel (Center for International Environmental Law) et coordinateur du rapport « Plastique et santé », « sur les plus de 100 000 produits chimiques utilisés en Europe, on dispose des données nécessaires pour réellement évaluer la toxicité humaine de moins de 5 % d’entre eux ».
En outre, alors que l’Organisation mondiale de la santé a reconnu en 2012 que les perturbateurs endocriniens constituaient une menace planétaire, seuls 18 – sur 1 500 recensés – ont été identifiés sous Reach. Et qui dit « identifiés » ne dit pas systématiquement « interdits »
Alors que la directrice de la communication du lobby Plastics Europe, Véronique Fraigneau, juge la réglementation européenne « extrêmement exigeante », les députées La République en marche Claire Pitollat et Laurianne Rossi la voient plutôt comme « inadaptée et hétérogène ». Dans leur rapport parlementaire « sur les perturbateurs endocriniens présents dans les contenants en plastique », elles relèvent également « le besoin criant de développer les travaux de recherche qui sous-tendent les évolutions réglementaires ».
Elles déplorent les « substitutions regrettables » qui permettent aux industriels de remplacer un produit par un autre, moins connu, mais tout aussi toxique. Le « sans bisphénol A », s’indignent-elles, a été transformé en « outil marketing » – il suffit de se rendre au rayon biberons pour s’en rendre compte –, alors même que les bisphénols S ou F qui l’ont remplacé sont « de produits chimiques (Echa), basée à Helsinki, en Finlande, commence elle-même à défendre, afin de gagner en temps et en efficacité.
Comme pour le tabac, les pesticides ou les énergies fossiles, la meilleure technique de l’industrie est de contester la science et de semer le doute
L’intérêt de Reach, note Michael Warhurst de Chem Trust, c’est qu’« au moins, il a permis de rendre plus évidente la façon dont fonctionne l’industrie ». Comme pour le tabac, les pesticides ou les énergies fossiles, une des techniques les plus rodées est de contester la science (lire l’épisode 2, « L’éthique en toc de l’industrie du plastique »). Dans plusieurs arrêts, la Cour de justice de l’Union européenne a elle a même démonté ces stratagèmes utilisés pour empêcher l’interdiction de substances pourtant toxiques.
Depuis qu’elle est chargée de campagne « Santé et produits chimiques » au sein du réseau Heal (Health and Environmental Alliance), Natacha Cingotti côtoie fréquemment les représentants de l’industrie. Leur priorité, a-t-elle observé, est de « semer le doute ». Quitte à mandater à Bruxelles ou à Helsinki de « pseudo-scientifiques » payés pour asséner des contre-vérités et entretenir cette « stratégie de la confusion ».
Endocrinologue mondialement réputée et experte des perturbateurs endocriniens, Barbara Demeneix est une habituée de ces débats européens sur la toxicité :
« Le problème, relève-t-elle quand Les Jours l’interrogent sur son expérience, n’est pas tant qu’ils ne sont pas scientifiques ou qu’ils ont parfois une formation dans un domaine en relation avec des sciences, mais, comme a écrit un jour le romancier américain Upton Sinclair, qu ’“il est difficile de convaincre quelqu’un de quelque chose quand son salaire dépend du fait qu’il ne le comprend pas !” »
L’agressivité monte généralement d’un cran lorsqu’on en arrive aux modalités des tests de toxicité, cruciaux pour autoriser ou interdire leurs produits. Tout est fait pour mettre le système sous pression : ainsi, dès que le bisphénol A a été réglementé sous Reach, Plastics Europe a engagé trois procédures devant la Cour de justice de l’Union européenne pour faire tomber cette décision. « La puissance de cette industrie se traduit par ça : neutraliser chaque étape de la réglementation. Ça peut prendre du temps mais à terme c'est efficace" comme le précise le réseau Heal, c’est qu’il y a de gros « trous dans la raquette, qui expliquent pourquoi des substances potentiellement dangereuses circulent dans notre corps » : les « Nias » (« Non Intentionnally Added Substances »), les substances qui n’ont pas été ajoutées délibérément aux plastiques, ne sont ainsi pas pris en compte, pas plus que les perturbateurs endocriniens ou l’effet cocktail.
En outre, la réglementation sur les emballages en plastique fait bande à part : une substance identifiée sous Reach comme « extrêmement préoccupante » peut ainsi rester autorisée pour le contact alimentaire par l’Autorité européenne de sécurité des aliments, l’Efsa, comme c’est la cas pour le bisphénol A. Soupir de Natacha Cingotti : « Si l’Europe se dit leader sur la question, alors qu’elle maintient dans le contact alimentaire le perturbateur endocrinien le plus documenté, c’est sûr qu’il y a encore du chemin... »
À l’image du travail – toujours en cours – de la Commission européenne pour arrêter une définition des perturbateurs endocriniens, la stratégie de l’Union « pour un environnement non toxique », attendue depuis des années, n’est pas prête d’aboutir.
C’est que l’industrie n’aime pas trop cette idée. Et elle ne s’en cache pas. Comme le prouve cette déclaration totalement décomplexée, fin juin 2019, de Marco Mensink, directeur du Cefic (Conseil européen de l’industrie chimique), le puissant lobby européen de la chimie. Il s’exprimait alors face aux ministres européens et aux représentants des ONG réunis à Bruxelles : « Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle législation, nous n’avons pas besoin d’un “environnement non-toxique. Désolé, ministres de l’Environnement, nous n’aimons pas ce mot-là et nous n’en avons pas besoin. »
À l’écouter, on comprend mieux que, pour lutter contre la toxicité du plastique, il faut se battre longtemps pour perdre souvent.
Sources Les Jours