Guerre en Irak, 20 ans après, quelques éclairs de lucidité par Jacques Fath

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Certains experts et chercheurs, collaborateurs de think tanks (institutions d’expertises) parmi les plus connus aux États-Unis, formulent aujourd’hui quelques vérités montrant comment la guerre en Iraq, l’hubris et l’illusion dramatique de la toute puissance américaine, il y a 20 ans, ont contribué à changer le monde… Même dans un cadre aussi politiquement et idéologiquement marqué que celui de l’Atlantic Council (1), on peut trouver des réflexions plutôt lucides touchant à l’instrumentalisation de l’argument démocratique pour légitimer la guerre, ou bien quant à la désagrégation de l’ordre social et international par la guerre et la militarisation.

 

Voici quelques extraits d’un dossier de l’Atlantic Council, daté du 17 mars 2023, intitulé « The Iraq invasion : 20 years on, 20 years forward » (l’invasion de l’Iraq : 20 ans après, 20 ans à venir).

 

Lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak il y a vingt ans, l’une des justifications publiques de la guerre était qu’elle contribuerait à étendre la démocratie dans tout le Moyen-Orient. Bien entendu, l’invasion a eu l’effet inverse : elle a déclenché un conflit sectaire sanglant en Irak, sapant gravement la réputation de la démocratie dans la région et la crédibilité de l’Amérique dans sa promotion.

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Les échecs de l’administration de George W. Bush en Irak ont sérieusement fait reculer la cause de la démocratie dans la région. Dans la perception des opinions publiques arabes, la démocratisation est devenue synonyme d’exercice de la puissance militaire américaine.

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Le fossé béant entre ce que les citoyens veulent et ce qu’ils obtiennent de leurs gouvernements demeure. Les indicateurs de gouvernance mondiale de la Banque mondiale montrent que, globalement, les États de la région ne sont pas plus stables politiquement, plus efficacement gouvernés, plus responsables ou plus participatifs qu’il y a vingt ans. Si les dirigeants politiques ne comblent pas cette lacune, il est probable que d’autres manifestations du type du Printemps arabe, voire des révolutions sociales, se produiront.

 

Ces appréciations critiques sont signées de Stephen Grand, chercheur associé à l’Atlantic Council. Il est l’auteur de « Understanding Tahrir Square : What Transitions Elsewhere Can Teach Us About the Prospects for Arab Democracy » (Comprendre la place Tahrir : ce que toutes les transitions peuvent nous apprendre sur les perspectives de la démocratie arabe). Il est chercheur principal associé dans le cadre des programmes de l’Atlantic Council pour le Moyen-Orient.

 

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Voici les remarques d’une collaboratrice de l’Atlantic Council : Alia Brahimi. Alia Brahimi est chercheuse principale associée aux programmes de l’Atlantic Council sur le Moyen-Orient et animatrice du podcast Guns for Hire (Armes à louer). Ce podcast audio traite de l’enjeu du mercenariat, notamment en Libye et en Ukraine avec le groupe Wagner.

 

Depuis le XVIIe siècle, l’ordre mondial repose plus ou moins sur le concept de souveraineté étatique : les États sont censés détenir le monopole de la force à l’intérieur de territoires mutuellement reconnus et il leur est généralement interdit d’intervenir dans les affaires intérieures des autres États. L’invasion de l’Irak a remis en cause cette norme de trois manières importantes.

 

Tout d’abord, la guerre a représenté une attaque directe contre la souveraineté de l’État irakien,en contradiction avec l’interdiction de la guerre d’agression. Bien que l’administration Bush ait présenté l’invasion comme un cas d’autodéfense préventive, elle a été largement perçue comme une guerre préventive de choix contre un État qui ne représentait pas un danger évident et immédiat. En outre, les principales exceptions au respect de la souveraineté qui ont pu être développées au fil du temps avec les atrocités de masse, ou bien sous l’autorité des Nations-Unies, ne s’appliquaient pas à l’Irak. Les États-Unis ont ainsi porté un coup majeur au système international fondé sur des règles dont ils étaient l’un des principaux architectes. Cela a peut-être rendu plus imaginables les crimes d’agression commis ultérieurement par d’autres États. (Ici l’auteur fait probablement allusion à l’agression russe en Ukraine)

 

Deuxièmement, les moyens de la guerre, et en particulier de l’occupation, ont favorisé la réapparition de l’industrie militaire privée. Poussées par la nécessité de soutenir deux longues guerres en Irak et en Afghanistan, les forces armées américaines sont devenues dépendantes des contractants militaires, ce qui impliquait parfois d’autoriser des civils rémunérés à tuer. L’effort des États-Unis pour (re)privatiser la guerre a remis à la mode l’utilisation de la force militaire privée, générant une industrie de plusieurs milliards de dollars qui n’est pas prête de disparaître. Avec le temps, l’expansion des sociétés militaires privées pourrait mettre en cause la prétention exclusive de l’État à l’exercice de la force et ébranler les fondements du système international actuel.

 

Troisièmement, les conséquences de la guerre ont conduit à l’autonomisation spectaculaire d’acteurs armés non étatiques dans la région et au-delà, qui ont lancé une attaque frontale contre la souveraineté de nombreux États. L’État islamique en Irak et en Syrie, bien sûr, a émergé au milieu de la contestation brutale du pouvoir dans l’Irak de l’après-invasion et a poursuivi son « califat » en tant qu’institution politique alternative (sunnite) pour rivaliser avec l’État-nation. Si, pour l’instant, la menace a été contenue au Moyen-Orient, elle commence seulement à prendre de l’ampleur sur le continent africain. En outre, l’Iran ayant effectivement gagné la guerre en Irak, a pu parrainer un grand nombre de groupes chiites non étatiques qui ont érodé la souveraineté des États au Liban, en Syrie, au Yémen et en Irak même.

 

L’invasion américaine de l’Irak nous a laissé un monde caractérisé par moins de respect pour la souveraineté des États, plus d’armes à louer et un éventail vertigineux de groupes non étatiques bien armés et déterminés.

 

Évidemment, ces quelques réflexions critiques concernant les problématiques de la guerre en Iraq nous ramènent irrémédiablement à l’échec des guerres dites sans fin engagées par l’Administration Bush, mais aussi à l’actualité de la guerre et de l’invasion russe en Ukraine. Certes, au fil du temps, les guerres se suivent, mais ne se ressemblent pas. Les circonstances et la nature des affrontements armés sont toujours très composites et très différentes. On ne peut pas comparer sans prendre de grands risques… mais il y a aussi, dans un ordre international théoriquement fondé sur des règles, aujourd’hui en crise, des constantes issues de l’essentiel stratégique : les logiques de la puissance, l’exercice de la force, la mise à l’écart du politique et du multilatéralisme.

 

Il faut donc analyser sérieusement, prendre de la hauteur, resituer les choses dans la durée… Mais faudra-t-il attendre 20 ans pour qu’un peu de lucidité et de pertinence sur les causes, sur l’histoire réelle des responsabilités, sur les enjeux de la guerre en Ukraine et sur l’ordre international actuel, fassent enfin l’objet d’un débat vraiment libre et ouvert ?

 

Jacques Fath    Article publié sur son Blog JFI

 

1) L’Atlantic Council, a été créé en 1961, en pleine Guerre froide. Au mois d’août de cette année-là la RDA construit le mur de Berlin. Ce laboratoire d’idées et de réflexions sur les relations internationales est connu pour ses liens avec les politiques euro-atlantiques, et avec l’OTAN.

 

 

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