Les États-Unis et le dollar perdent beaucoup d’influence au Brésil 

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Professeur d’économie à l’université de Campinas Luis Gonzaga Belluzzo explique comment la prédominance du dollar est préjudiciable aux pays latino-américains. ENTRETIEN

 

En quoi la toute-puissance du dollar gêne-t-elle les pays du Sud ? 

Au cours des quarante dernières années, le Brésil et l’Amérique latine ont eu beaucoup de problèmes liés à l’hégémonie de la devise états-unienne. Il faut dire qu’il y a une asymétrie entre le dollar comme monnaie de réserve et les monnaies nationales telles que le real brésilien. Cette divergence a entraîné des crises. 

 

Par exemple, en 1994, le real a été stabilisé au prix d’un arrimage de la monnaie au dollar. Cela a mis fin à une crise d’hyperinflation qui durait depuis quatorze ans. Cette dernière a débuté en 1979 avec un choc extérieur, la hausse des taux d’intérêts aux États-Unis par le président de la Réserve fédérale Paul Volcker, si bien qu’il devenait impossible de réguler la monnaie. Cela demandait une augmentation très forte des taux d’intérêts pour stabiliser la monnaie par rapport au dollar, entraînant une désindustrialisation, précisément au moment où la Chine débutait son industrialisation. 

 

Cette asymétrie est le fruit d’un rapport de forces. Nos monnaies ne sont pas convertibles si bien que les transactions financières ou commerciales doivent être libellées en real brésiliens. 

 

Et aujourd’hui ? 

On assiste à une volatilité très forte des taux de changes. Cela nuit aux entreprises, au budget gouvernemental, à la balance des paiements. Cette divergence entre monnaie de réserve et monnaies non convertibles entraîne une hausse des taux d’intérêt qui rend difficile l’accès au crédit et qui appelle à une réaction des économies périphériques.

 

Tous les pays latino-américains vivent avec la perspective d’une crise du crédit. Nous assistons en ce moment à une valorisation rapide du réal vis-à-vis du dollar. Cela implique une plus grande vulnérabilité aux importations : le Brésil devient moins productif, notamment dans le secteur manufacturier. 

 

L’ancienne présidente Dilma Rousseff va prendre la présidence de la New Development Bank fondée par les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Est-ce un signe du rôle du Brésil dans la réorganisation du monde ? 

Il est important d’avoir une bonne relation avec la Chine. Le Brésil vient de signer quinze memoranda qui incluent des investissements dans les semi-conducteurs, l’automobile. Pékin est pour nous un grand partenaire commercial, vers lequel nous exportons beaucoup. Dans l’autre sens, la Chine est un grand investisseur au Brésil. La NDB est importante pour les projets d’investissements communs. 

 

De plus, nous ambitionnons que d’autres pays qui gravitent autour des Brics rejoignent la banque. Elle bénéficierait ainsi d’une capitalisation plus forte. 

 

Brésiliens et Chinois veulent travailler à une relation de long-terme sur des bases solides. Cela préoccupe particulièrement les États-Unis, qui ont critiqué les propos du président sur les relations russo-ukrainiennes. Washington perd beaucoup d’influence au Brésil. 

 

Y a-t-il des signes de dédollarisation des économies ? 

On a connu par le passé un lent processus de substitution de la livre par le dollar comme monnaie de réserve, jusqu’en 1944. Si l’on regarde les transactions, on observe une évolution du système monétaire. Avec la Russie, les échanges se font en Renminbi (devise chinoise, ndlr.) tous les pays d’Amérique du Sud sont intéressés par cette transition. Cela va agrandir l’espace du Renminbi.

 

Un nouvel ordre mondial ?

La visite du 14 avril du président brésilien Lula en Chine comprenait un volet économique crucial pour l’établissement d’un nouvel ordre mondial émancipé de l’hégémonie des États-Unis. Lula avait dénoncé les plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international« Aucun dirigeant ne peut travailler avec le couteau sous la gorge parce qu’il est endetté. » Il avait ainsi accusé les mesures d’austérité d’« asphyxier les économies de pays comme l’Argentine ».

 

À ce titre, le déplacement en Chine avait pour but d’installer l’économiste brésilienne et ex-présidente destituée Dilma Rousseff à la tête de la Nouvelle Banque de développement (NBD), l’organisme des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), dont le siège se trouve à Shanghai.

 

Alors que le groupe des émergents cherche la voie de la relance, un projet est vu comme une alternative potentielle à l’hégémonie du dollar : une monnaie de réserve commune, le Brics coin, basée sur un panier de devises. « Pourquoi tous les pays seraient-ils obligés de faire leurs échanges en se basant sur le dollar ? Qui a décidé que le dollar serait la monnaie (de référence) ? » a interrogé Lula, qui a fustigé l’idée d’un néo-impérialisme chinois à cette occasion.

 

Le dieu dollar menacé ?

En 2021, le yuan représentait environ 19 % des règlements commerciaux de la Russie avec la Chine contre 49 % pour le dollar. Les sanctions occidentales ont exclu les banques et les entreprises russes des systèmes de paiement en dollars et en euros. Les réserves d’or et de devises étrangères sont gelées.

 

La Chine, deuxième économie mondiale, est la plus grande puissance à ne pas se joindre aux sanctions économiques contre la Russie. Au cours des neuf derniers mois, le yuan – ou renminbi – a fait des progrès en Russie selon une étude de Reuters portant sur des données et des entretiens avec dix acteurs du monde des affaires et de la finance.

 

Les exportateurs chinois réduisent leurs risques de change et les paiements deviennent plus pratiques pour les acheteurs russes. Les transactions totales sur la paire yuan-rouble à la Bourse de Moscou ont explosé pour atteindre une moyenne de près de 9 milliards de yuans (1,25 milliard de dollars) par jour le mois dernier, selon les données de la Bourse analysées par Reuters. Auparavant, elles dépassaient rarement 1 milliard de yuans sur une semaine entière.

 

Les échanges yuan-rouble ont totalisé 185 milliards de yuans en octobre, soit plus de 80 fois le niveau observé en février, lorsque la Russie a lancé ce qu’elle appelle une « opération militaire spéciale » en Ukraine vers la fin du mois, selon les données de change.

 

La part du yuan sur le marché des devises est passée de moins de 1 % au début de l’année à 40-45 %. En comparaison, la paire dollar-rouble, qui représentait plus de 80 % des volumes d’échanges sur le marché russe en janvier, a vu sa part chuter à environ 40 % en octobre, selon les données de la Bourse et de la banque centrale. La Russie est passée à la quatrième place, derrière Hongkong, la Grande-Bretagne et Singapour. L’afflux de capitaux a entraîné une baisse générale des taux d’intérêt sur les dépôts en yuan en Russie.

 

Certes dans un contexte mondial, le dollar et l’euro restent de loin les monnaies dominantes, représentant respectivement plus de 42 % et 35 % des flux en septembre de cette année contre 2,5 % pour le yuan.

 

Quel est l’enjeu ?

Depuis 1947 et la disparition de l’étalon or, si deux pays du monde veulent commercer, c’est par l’intermédiaire du dollar. La livre et l’euro ne sont pas des ennemis du dollar, mais des concurrents supportables.

 

Aucune autre monnaie dans le monde n’avait de valeur hors des frontières du pays émetteur. Le rouble, la roupie, le rand ou le peso devaient d’abord être transformés en dollar à l’exportation et à l’importation. Cela explique que tous les pays, y compris la Chine et la Russie, finançaient la dette américaine en achetant des bons du Trésor. C’était leur réserve en dollars pour les échanges, une valeur équivalente à de l’or, très fiable.

 

Les sanctions ont détruit cet édifice. Le système bancaire Swift est devenu un outil de l’hégémonie et non plus seulement du commerce mondial. L’or revient dans les transactions, mais plus celui venant de tous les pays, à l’abri de la Réserve fédérale américaine. Sa confiscation pour l’Afghanistan ou le Venezuela a eu un effet terrible. De plus en plus de pays le conservent chez eux.

 

Surtout, c’est le statut du dollar monnaie mondiale qui a été ébranlé. Depuis 2020, une monnaie d’un pays émergent a fait son apparition comme moyen de paiement remplaçant : le yuan convertible. Pour le moment, cela ne vaut que pour les échanges avec la Chine, ce qui explique la sérénité occidentale. 2,5 % pour le yuan face à 77 % (dollar + euro), il n’y a pas photo.

 

Mais l’Arabie saoudite va être payée partiellement en yuans pour le pétrole vendu à la Chine. Ces yuans vont pouvoir servir à d’autres achats dans d’autres pays. Étant donné la puissance de l’économie chinoise, la part du yuan va croître irrésistiblement. Ce n’est pas le court terme qu’il faut envisager, mais les vingt prochaines années. Une simple croissance régulière de 1 %, cela devient 20 % et cela change tout.

 

L’Occident devrait le comprendre et considérer le yuan comme aussi légitime que le dollar, la livre et l’euro. En attendant peut-être une monnaie mondiale acceptée de tous, sur le modèle de l’euro qui remplace les monnaies européennes.

 

Le refuser implique la deuxième guerre froide contre le reste du monde et la fin du dollar roi. S’adapter à ce que l’on ne peut empêcher est plus intelligent que de camper sur des positions définitivement dépassées.

 

Publié le Mardi 2 mai 2023, par le journal l'Humanité, Gaël De Santis

 
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