Guerre Israël-Hamas : « C’est une décision stratégique du pouvoir israélien de laisser Gaza au Hamas », assure Charles Enderlin
L’ancien journaliste, spécialiste du Proche Orient, Charles Enderlin, retrace l’histoire de l’émergence du Hamas à Gaza et du rôle du gouvernement de Netanyahou. « Ce qui est arrivé le 7 octobre, c’est l’échec d’une stratégie », estime-t-il.
Vous avez écrit sur les millénaristes et l’émergence du Hamas favorisée par les gouvernements israéliens. Comment analysez-vous les attaques du 7 octobre ?
Tout est lié. Ce qui est arrivé le 7 octobre, c’est l’échec d’une stratégie, d’une vision, d’une politique et d’une idéologie. Quand une nation subit une surprise stratégique de cette ampleur, cela signifie que tous les échelons non seulement du pouvoir mais aussi de la société sont concernés. Selon moi, c’est la conséquence de la stratégie menée par Israël envers les Palestiniens depuis 2005 et le retrait unilatéral des colonies de Gaza décidée par Ariel Sharon.
La communauté internationale applaudissait, croyant qu’il s’agissait d’un pas vers la paix. Ce n’était pas le cas. J’étais alors dans le bureau du négociateur palestinien Saeb Erekat qui suppliait au téléphone le bureau du premier ministre israélien, Ehoud Olmert – Sharon était déjà dans le coma –, de laisser Mahmoud Abbas déployer à Gaza un bataillon de policiers palestiniens formés en Jordanie par les Américains et les Jordaniens, avec l’accord des services israéliens.
Il s’agissait de renforcer la police et les services de sécurité de l’Autorité autonome. La réponse a été non. Le retrait s’est fait en laissant la police d’Abbas en position d’infériorité face au Hamas. Ensuite, sont venues les élections législatives palestiniennes : le renseignement militaire, le Shin Bet et même la CIA disaient aux Israéliens : « Il ne faut pas laisser le Hamas présenter des candidats aux élections, car ils risquent de les remporter. Ces élections s’inscrivent dans le cadre du processus d’Oslo, donc on ne peut pas laisser le Hamas qui veut le détruire y entrer. » Mais le Hamas a présenté des candidats et a remporté les élections comme prévu.
Ensuite, en 2007, le Hamas lance un coup de force à Gaza, passe à l’assaut des institutions de l’autorité autonome, tue 120 combattants du Fatah. Les généraux israéliens vont voir le premier ministre et lui disent : « On veut envoyer trois hélicoptères de combat pour soutenir le Fatah, l’Autorité palestinienne. » Là aussi, la réponse a été négative. La direction israélienne avait décidé de laisser le Hamas contrôler Gaza. À ce moment-là, en Cisjordanie, la police palestinienne et l’armée israélienne avaient repris leur coordination.
Est-ce à ce moment-là que débute ce « pas de deux » entre le Hamas et le gouvernement israélien ?
Ce n’est pas un pas de deux, c’est la décision stratégique du pouvoir israélien de laisser Gaza au Hamas pour bloquer toute possibilité d’accord avec les Palestiniens.
Séparer Gaza de la Cisjordanie. Sur le fond, et contrairement à ce qui s’est raconté, le Hamas et le Fatah sont ennemis : ils se sont affrontés à Gaza lorsque le Cheikh Yassine, le fondateur de l’Union islamique à Gaza, a développé, dès la fin des années soixante, son mouvement, construisant de nouvelles mosquées, attaquant les éléments de gauche, tuant des professeurs considérés comme communistes, incendiant les cafés où l’on buvait encore de la bière…
À quelle époque ont eu lieu ces événements ?
La Moujamaa Al-Islami – l’Union islamique – a vu le jour en 70, dans le camp de réfugiés Chati et s’est développée très vite avec la bénédiction des autorités militaires. En septembre 1973, accompagné par le général gouverneur de Gaza, le Cheikh Yassine a inauguré le bâtiment de l’Union islamique. Il s’agissait en fait du siège des Frères musulmans à Gaza.
La première intifada débute en décembre 1987 : on voit partout des drapeaux palestiniens, des portraits d’Arafat, et les religieux de l’Union islamique se tiennent d’abord tranquilles pour la plus grande satisfaction des militaires qui, dans un rapport, estiment « ils sont formidables »…
Huit mois plus tard, ils découvrent que la Moujamaa Al-Islami s’est transformée en Hamas, le mouvement de résistance islamique, opposé à l’existence d’Israël. Sa branche armée, le commando Ezzedine Al-Qassam, attaque les forces israéliennes. Mais revenons en 2009, Netanyahou revient au pouvoir, et décide de poursuivre la politique menée par ses prédécesseurs, à savoir laisser Gaza au Hamas. Mais il faut lui donner les moyens de gouverner… et donc assurer son financement.
Vous vous êtes exprimé très récemment à ce sujet, une enquête a également été publiée par le quotidien israélien Haaretz… Comment se déroulait ce financement ?
Cela fait des années que je l’explique. Un jet privé venant du Qatar arrivait à l’aéroport Ben Gourion, un émissaire descendait avec des valises pleines de dollars, puis un convoi de la police israélienne l’accompagnait depuis le tarmac jusqu’à l’entrée de Gaza. Les valises étaient remises au Hamas, puis l’émissaire revenait et repartait dans l’avion. Je ne sais pas si ce sont des cadeaux du Qatar au Hamas ou s’ils étaient faits pour le compte d’Israël. Sur un temps long, cela représente des milliards.
S’il est difficile de déterminer l’origine de ce financement, est-il certain qu’il bénéficiait de l’assentiment d’Israël ?
Complètement. Pour autoriser l’arrivée d’un jet privé avec des dollars en liquide pour le Hamas, il faut l’autorisation du premier ministre de l’État d’Israël, de Netanyahou qui en 2019 expliquait aux députés du Likoud : « Qui veut empêcher la création d’un État palestinien, doit soutenir le renforcement du Hamas et le transfert de fonds au Hamas ».
Pendant les derniers mois, avez-vous décelé des signes annonciateurs des massacres du 7 octobre du côté du Hamas ? Quid du gouvernement de Benyamin Netanyahou ?
Dès la formation du gouvernement Netanyahou fin décembre 2022, j’ai eu le sentiment, que cette coalition ultranationaliste, orthodoxe et messianique, menait à une catastrophe. C’est le thème du Libelle que je publie au Seuil, Israël, l’agonie d’une démocratie. J’avais le sentiment que tôt ou tard, l’affaire palestinienne allait exploser, je croyais que cela arrivera en Cisjordanie. Il faut dire que le programme gouvernemental proclame d’emblée : « Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur la terre d’Israël. Le gouvernement développera l’implantation partout, y compris en Judée-Samarie (la Cisjordanie). »
Dès le 4 janvier, le ministre de la Justice, Yariv Levin, a présenté le projet de refonte judiciaire destiné à émasculer le pouvoir de la Cour suprême, le seul contre-pouvoir. Surtout Benyamin Netanyahou, pour réaliser le changement de régime, a fait entrer dans sa coalition les colons les plus radicaux, les plus racistes.
Ils sont sur la même ligne idéologique que lui, persuadés que le peuple palestinien est une création factice du monde arabe pour détruire Israël. Il l’a écrit dans son livre programme, publié en 1993, Une place au sein des nations. C’est l’idéologie de son père, l’historien Benzion.