Kanaky-Nouvelle-Calédonie : pourquoi le dégel du corps électoral met le feu aux poudres
Le 5 mai 1998, l’accord de Nouméa conclu entre le gouvernement Jospin, les pro et anti-indépendance, définit le « corps électoral spécial » de l’archipel. © Jacques Langevin/Sygma via Getty Images
L’examen par le Parlement de la loi constitutionnelle actant le dégel du corps électoral sur l’archipel du Pacifique signe un passage en force du gouvernement français, aux ordres de la droite calédonienne. Mais il s’inscrit dans une histoire plus longue du territoire. Des violences ont déjà eu lieu la nuit dernière, malgré les appels au calme des indépendantistes.
L’examen par les députés du « projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie », selon sa dénomination officielle, ouvre la voie à son adoption par le Congrès qui doit ensuite se réunir pour le valider définitivement aux trois cinquièmes.
Cette révision constitutionnelle décriée par les indépendantistes a engendré une nuit de révoltes, de lundi à ce mardi 14 mai, en Nouvelle-Calédonie. Magasins pillés, maisons incendiées… Le représentant de l’État dans l’archipel français du Pacifique sud, Louis Le Franc, a décrété le couvre-feu pour la nuit de mardi à mercredi dans l’agglomération de Nouméa. Le président indépendantiste du gouvernement du territoire, Louis Mapou, a lui aussi exhorté la population « au calme et à la raison ».
Une loi en débat
De fait, le sujet est éminemment explosif, et le gouvernement, allié à la droite anti-indépendantiste calédonienne, a joué avec le feu. Lors de son examen et de son vote par le Sénat, le 26 mars, le sénateur kanak du groupe CRCE-K, Robert Xowie, avait interpellé Gérald Darmanin : le FLNKS reproche au gouvernement une « énième tentative de passage en force ».
À l’Assemblée, le rapporteur de la loi n’est autre que Nicolas Metzdorf, le député anti-indépendantiste rallié à Renaissance – ce qui illustre l’impartialité du gouvernement au sujet de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Pour l’avocat François Roux, l’objectif est clair : « La France veut constitutionnaliser la colonisation en Kanaky ».
La mobilisation sur place s’intensifie avec une grève prévue dans plusieurs secteurs tandis que le Congrès a adopté lundi une résolution demandant le retrait de la réforme, un appel relayé par la gauche dans l’hexagone.
L’enjeu est énorme : il s’agit de modifier le corps électoral du Caillou, gelé par les accords de Nouméa de 1998. Or, avec la fin de ces derniers, qui couvraient la période allant de 1998 au troisième référendum de 2021, une période de négociations et d’incertitudes s’est ouverte. L’État, sous l’influence des anti-indépendantistes, a fait du dégel un axe majeur de sa politique calédonienne.
Il propose d’ouvrir le corps électoral à toute personne résidant sur le territoire depuis dix ans minimum, soit 25 000 personnes supplémentaires, pour pouvoir voter aux élections provinciales et au congrès, l’assemblée locale, composé d’élus provinciaux.
Le FLNKS n’est pas contre, mais dans le cadre d’un « consensus au sein d’un accord global », comprenant notamment les questions politiques et économiques, permettant de « tracer le chemin de la KNC vers la pleine souveraineté et son indépendance ».
Une question ancienne
Le corps électoral constitue depuis des décennies un des sujets centraux en KNC. En 1972, le premier ministre Pierre Messmer écrivait froidement, dans une note devenue célèbre : « À long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire. »
Le postulat du gel du corps électoral est donc simple : dans une colonie de peuplement, territoire de bagne, où le peuple autochtone est devenu minoritaire et où la notion de « destin commun » est essentielle, il faut y être né ou bien y être implanté durablement pour accéder à la citoyenneté. Avec primauté donc aux Kanaks et aux descendants de colons et bagnards, l’accord de Nouméa consacre cette citoyenneté calédonienne, et définit trois corps électoraux : pour les référendums d’autodétermination, pour les provinciales donc, et pour les municipales, législatives et présidentielle, où tous les résidents peuvent voter.
Ce 28 avril, l’historien calédonien Louis-José Barbançon, précisait, lors d’un entretien sur la chaîne Outre-mer la Première, que « dans ce pays, sous couvert de démocratie, quand vous lancez le dégel du corps électoral, aussitôt le pays est divisé. Ceux qui l’ont fait le savent. Pour eux c’est important, car, quand le pays n’est pas divisé, ils ne sont pas au pouvoir… » Précisément : depuis juillet 2021, pour la première fois dans l’histoire, le gouvernement (toujours collégial puisque représentant les différentes forces du congrès) est à majorité indépendantiste, avec à sa tête Louis Mapou, issu du Palika, le Parti de libération kanak.
La droite attise le feu

Sonia Backès, le 28 mars dernier. La cheffe de file des « loyalistes » , ex-secrétaire d’Etat à la citoyenneté du gouvernement Borne, fustige les indépendantistes.
© Delphine Mayeur / Hans Lucas via AFP
Pour la droite anti-indépendantiste et sa cheffe de file Sonia Backès, ancienne ministre d’Emmanuel Macron, cette situation est insupportable. À Paris, elle joue les démocrates ; à Nouméa, elle s’en prend violemment aux élus et au gouvernement de Louis Mapou : « Vous n’êtes plus légitimes, parce que si les habitants de la province Sud pesaient le poids qu’ils devaient peser ici, vous ne seriez pas à la tête du gouvernement », a-t-elle osé lancer le 21 mars en pleine séance du congrès.
Le 13 avril, deux manifestations se sont tenues à Nouméa, à quelques rues l’une de l’autre, comme un symbole des divisions calédoniennes : l’une pour le dégel, l’autre contre. Au total, 32 000 personnes. Un chiffre énorme pour le territoire.
Face à ces outrances, le FLNKS a réagi le 26 mars, dénonçant fermement ceux qui « cherchent à déstabiliser nos institutions et le pays en espérant récupérer le pouvoir par la force », et pointant des « comportements nostalgiques de l’époque coloniale ». De son côté, le chef du gouvernement, Louis Mapou, a dénoncé des visées électoralistes : les provinciales, déjà reportées, doivent se tenir à la fin de l’année. Le temps presse donc pour la droite locale ou française d’élargir ce corps électoral…
La partialité de l’État
C’est l’une des causes majeures de la tension qui secoue le Caillou : la fin de l’impartialité de l’État. Le torpillage du troisième référendum, en 2021, qui avait conduit au boycott de celui-ci par les indépendantistes, puis la nomination de Sonia Backès au gouvernement ont sonné le glas de la neutralité de l’État, qui « a choisi un camp », décrit Louis-José Barbaçon.
D’Emmanuel Macron à Gérald Darmanin en passant par Gérard Larcher, tous les dirigeants actuels se sont prononcés pour le maintien de la KNC dans la France. Ce qui conduit aujourd’hui le FLNKS à demander la mise en place d’une « mission de médiation en NC, impartiale et forte de son engagement dans le processus de décolonisation irréversible engagé ».
Une idée émise également, ce 29 avril, par la mission d’information parlementaire des outre-mer, constituée de quatre députés. À la suite de sa visite en KNC, en mars dernier, les membres de la mission ont rapporté un « risque d’embrasement réel », se montrant « inquiets de la montée des tensions de la radicalisation de certains devant les échéances à venir, dans le contexte d’une population armée et de plaies mal refermées ».
Pour donner le change, Emmanuel Macron a promis de ne pas convoquer le Congrès « dans la foulée » du vote de l’Assemblée, a fait savoir son entourage qui vante un signe d’ouverture pour laisser une chance aux discussions en vue d’un accord institutionnel global. Un pas encore bien loin des attentes des indépendantistes.