Entretien Vincent Tiberj sur la victoire du RN aux élections européennes

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Vincent Tiberj Politiste, professeur des universités à Sciences Po Bordeaux

Vincent Tiberj Politiste, professeur des universités à Sciences Po Bordeaux

 

Des résultats historiques pour un parti aux élections européennes et une réaction du président de la République qui l’est encore plus. Le 9 juin 2024 restera sans aucun doute dans les livres d’histoire politique de la France. Après le score du Rassemblent national (31,4 % des votes exprimés) et la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, une séquence politique particulièrement incertaine s’ouvre.

 

Quels sont les enseignements des élections européennes ? Et que nous disent-ils des élections législatives qui se profilent dans trois semaines ?

 

Entretien avec Vincent Tiberj, chercheur à l’université de Bordeaux spécialisé en sociologie électorale et coauteur de l’ouvrage Citoyens et partis après 2022. Eloignement, fragmentation, qui vient juste de paraître en mai aux Presses universitaires de France.

 

Le Rassemblement national (RN) a obtenu d’excellents scores électoraux hier soir. Quels enseignements tirez-vous de cette victoire ?

 

Vincent Tiberj : La principale victoire du RN ne date pas d’hier soir. Elle remonte à plusieurs mois… mais elle n’est pas définitive ! Revenons un peu en arrière : depuis la réforme des retraites, qui avait permis de parler de travail, de protection sociale et d’inégalités, le parti de Marine Le Pen a réussi à imposer le cadrage du débat politique et médiatique autour de ses sujets de prédilection, et notamment l’immigration et l’insécurité.

 

Si l’on prend une métaphore sportive, le RN « joue à domicile » depuis des mois. Il dicte le tempo sur ses sujets favoris. Et nombre de partis tentent de l’imiter en espérant le contrer. Le résultat est clair : cela ne fonctionne pas, plus encore, cela le renforce. Pour autant, on ne peut pas dire qu’il y a eu un raz-de-marée RN en France ni que Jordan Bardella ou Marine Le Pen sont sûrs de s’installer à Matignon au début de l’été.

 

31,4 % aux élections européennes, c’est tout de même du jamais-vu depuis quarante ans…

 

V. T. : Oui, mais le principal choix en France reste… l’abstention ! 48,5 % des électeurs ne sont pas allés voter hier. Certes, c’est moins que lors des élections européennes précédentes [49,88 % en 2019 et 57,57 % en 2014, NLDR], mais si l’on tient compte des électeurs qui ne se déplacent pas aux urnes, l’image change.

 

Par exemple, on entend beaucoup dire, depuis hier soir, que le vote RN est désormais interclassiste car le parti a convaincu un cadre sur cinq. D’accord, il n’est plus seulement le parti des classes défavorisées. Mais ce 9 juin, le taux de participation des cadres a été faible [48 %, NDLR]. Au total, donc, « seuls » 9,6 % des cadres ont voté RN.

 

De même, si 54 % des ouvriers qui ont voté dimanche ont glissé un bulletin Bardella dans l’urne, cela représente « seulement » 24 % des électeurs de cette profession au total. Le premier « parti » des ouvriers, cela reste de loin l’abstention.

 

Le RN est souvent présenté comme le parti antisystème, mais vu le niveau de l’abstention, il fait partie d’un système électoral encore largement boudé. Il n’est pas parvenu à endiguer l’abstention en ramenant aux urnes nombre d’électeurs qui ne venaient plus voter.

 

De même, malgré le très médiatisé « succès » de Jordan Bardella sur les réseaux sociaux auprès des jeunes, le RN n’obtient pas de très bons scores chez eux si l’on tient compte de l’abstention. Il n’est donc pas porteur d’une nouvelle dynamique chez les nouveaux ou les ex-électeurs. Sa percée chez les classes moyennes supérieures et chez les seniors vient surtout de sa capacité à convaincre les ex-électeurs de droite. Et bien sûr à garder les siens.

 

Evidemment, ce raisonnement vaut aussi pour les autres partis, et notamment la gauche. Hier, les quatre principaux partis de gauche (LFI, PS, EELV, PCF) ont obtenu à eux tous 22 % des voix des ouvriers qui ont voté, soit à peine 10 % des ouvriers électeurs. Ces scores sont inquiétants, mais ils disent aussi en creux qu’il n’y a pas de fatalité car 56 % des ouvriers n’ont pas voté hier.

 

La gauche peut-elle vraiment les reconquérir ?

 

V. T. : Plusieurs études d’opinion de qualité montrent que les valeurs que la gauche est censée incarner sont beaucoup mieux implantées en France qu’on ne le pense. Mais les partis qui, sur le papier, les portent sont très discrédités auprès des citoyens de gauche. Ces derniers n’ont plus rien à voir avec les militants du Parti communiste des années 1970 qui suivaient à la lettre les consignes du parti. Ces « citoyens distants » ne sont pas dépolitisés : ils sont plus exigeants et préfèrent s’engager dans les associations, les collectifs locaux…

 

Ces citoyens sont désormais très diplômés et ils ont une mémoire. Beaucoup considèrent que la gauche de gouvernement, et notamment François Hollande, les a trahis. Nombre d’entre eux ont aussi gardé un très mauvais souvenir du « barrage républicain » auquel ils se sont prêtés contre leur gré, gardant en tête un Emmanuel Macron qui passe en force une réforme des retraites en avançant comme argument « qu’il a été élu pour ça » alors que son élection doit beaucoup à un vote par défaut des citoyens de gauche. Mettre la République sur la tempe de ces gens-là ne fonctionne plus.

 

C’est pourtant probablement le pari d’Emmanuel Macron en déclenchant de nouvelles élections législatives ?

 

V. T. : Emmanuel Macron compte sur une remobilisation de son électorat. Incontestablement, son très faible score (14,6 % des suffrages exprimés) s’explique par une démobilisation de ses électeurs de 2022. Et même pour ceux qui sont revenus aux urnes, un nombre non négligeable a voté pour le PS, LR et, dans une moindre mesure, le RN.

 

En sociologie électorale, on distingue les élections « de premier ordre », aux enjeux de pouvoir importants, et les élections « de second ordre », dans lesquelles les enjeux de pouvoir sont faibles et pour lesquelles les électeurs ont l’habitude d’envoyer des messages politiques sans nécessairement vouloir confier le pouvoir au parti pour lequel ils votent.

 

Les élections européennes constituaient, au moins jusqu’à hier, une élection de second ordre. Emmanuel Macron pense donc sûrement que ses électeurs vont revenir vers les partis « sérieux » quand cela va vraiment compter, fin juin. Mais analyser le vote RN comme un simple vote protestataire est très discutable : le parti s’est structuré, professionnalisé, et n’est plus là pour jouer les faire-valoir.

 

La participation sera la clé pour les macronistes et pour la gauche, car ce sont eux qui ont le plus à gagner à un regain. Sera-t-elle au rendez-vous ? Les spécialistes observent deux effets en la matière. Un effet « alerte au feu », selon lequel les électeurs vont aux urnes lorsque cela compte vraiment, et un effet « effervescence », selon lequel les gens se déplacent lorsque la campagne électorale a été intense, envahissant les médias et s’immisçant dans les discussions familiales et amicales. Avec une campagne de trois semaines seulement, le second effet est très improbable. Reste à voir dans quelle mesure le premier jouera.

 

Une chose est sûre, dans le cadre d’un scrutin uninominal à deux tours, la gauche n’a de chance de bien figurer qu’en étant unie, même avec un net regain de participation de ses troupes.

 
Propos recueillis par Vincent Grimault. Entretien publié dans Alternatives Economiques
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