La Russie et l’Iran ont douté de la capacité de Bachar al-Assad à restaurer son pouvoir
Géographe spécialiste du Proche-Orient, Fabrice Balanche analyse ce qui a conduit à l’effondrement du pouvoir syrien et scrute les forces censées s’installer à Damas. Il évoque les répercussions possibles pour le Moyen-Orient et même le Caucase.
Dans son dernier ouvrage les Leçons de la crise syrienne (éditions Odile Jacob), paru au mois de mars, Fabrice Balanche donnait déjà à comprendre les ressorts d’une situation humainement terrible, qui vient d’aboutir à la chute de Bachar al-Assad. Il dégage ici quelques pistes d’explications sur la rapidité de cet effondrement et ses répercussions nationales et régionales.
Comment expliquer qu’en seulement douze jours le régime syrien soit tombé ?
Il est tombé comme un fruit mûr parce que ses alliés, l’Iran et la Russie, n’ont pas jugé utile de le défendre. Ils savaient que la partie était perdue. Du fait de l’état calamiteux de l’économie syrienne, de la corruption généralisée, les gens se sont détournés quasi unanimement de ce régime incapable de gagner la paix et de restaurer l’économie. Il s’était complètement isolé malgré les ouvertures des pays arabes.
Certes, il avait été réintégré dans la Ligue arabe, mais il n’y a pas eu de dividendes économiques. Assad a placé la barre trop haut à l’égard des Saoudiens en leur demandant de payer la facture de la reconstruction, arguant que c’étaient eux qui avaient envoyé des djihadistes en Syrie. Et puis, il a continué à produire de la drogue, inondant les pays du Golfe avec le captagon. Les Saoudiens, les Qataris et les Émiratis n’ont pas voulu céder au chantage. Ce qui a contribué à l’isoler à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Et ses alliés, la Russie et l’Iran, ont douté de sa capacité à restaurer son pouvoir sur l’ensemble du pays.
En 2018, on a assisté à une réconciliation avec les différents groupes rebelles, obtenue par les Russes. Assad l’a ignorée au bout de quelques mois, mettant les gens en prison, supprimant l’autonomie qu’il avait accordée aux petites villes où ils se sentaient en sécurité.
Mais ce qui a contribué largement à cette situation, c’est évidemment l’affaiblissement du Hezbollah et de l’Iran en Syrie, avec les frappes israéliennes qui ont complètement cassé la logistique iranienne et obligé les combattants de l’organisation libanaise à rentrer dans leur pays. Sans les 50 000 miliciens chiites fournis par l’Iran, Assad ne pouvait pas tenir.
Comment les forces djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), celles de l’Armée nationale syrienne pro-turque et des rebelles du Sud peuvent-elles cohabiter aujourd’hui ?
Elles peuvent difficilement cohabiter parce que, entre les djihadistes de HTS et des groupes hétéroclites islamistes qui constituaient auparavant le Front du Sud, il n’y a pas beaucoup d’atomes crochus. Ils étaient réunis par la haine du régime et la volonté de faire tomber Assad.
Il faut y ajouter l’Armée nationale syrienne qui occupe une zone pour le compte d’Ankara, composée elle aussi d’une myriade de factions islamistes à couteaux tirés avec HTS. Ces trois coalitions – qui chacune peut également être le théâtre de combats internes – sont susceptibles de s’affronter pour le pouvoir.
Une structure a-t-elle été mise en place entre les différents groupes ?
Non, absolument rien. Ça s’est passé tellement vite que les différents groupes ne se sont pas coordonnés les uns aux autres, si ce n’est ceux du Nord. Il n’y a pas de lien non plus avec une quelconque opposition politique. La coalition nationale syrienne (CNS) est moribonde et ne va pas jouer de rôle politique.
Surtout, le pouvoir a été pris par les classes populaires, venues des campagnes, des banlieues. Ils ont risqué leur vie, se sont affûtés avec le conflit et ne vont pas donner le pouvoir à une opposition cinq étoiles qui s’est promenée de conférence en conférence entre la Turquie et l’Europe.
Il y a eu des rencontres, notamment au Qatar, entre la Russie, la Turquie et l’Iran. Quelle était la base de ces discussions ?
Il n’est pas sorti grand-chose des discussions de Doha parce que la Turquie avait les cartes en main et savait que le régime syrien allait être emporté, donc elle n’a absolument rien voulu négocier avec la Russie et l’Iran. Pour Poutine, c’est une humiliation. La Turquie a rompu le statu quo qui existait. Je pense que Poutine ne va pas le pardonner à Erdogan.
L’Iran est extrêmement inquiet puisqu’il a perdu la Syrie. Le Hezbollah est la prochaine cible. Potentiellement, cela peut produire un débordement sur l’Irak, pays essentiel pour Téhéran. Essentiel parce que l’Iran en retire des dizaines de milliards de dollars par les exportations, notamment celles du mélange de pétrole irakien avec le pétrole iranien, qui part de Bassora. Si les Iraniens perdaient l’Irak, l’effet serait terrible pour leur économie. Mais c’est également l’énorme crainte de voir réactivé ce qu’on a connu dans les années quatre-vingt, à savoir la guerre Iran-Irak. Les Iraniens sont tétanisés à l’idée que leur frontière ouest leur échappe.
Quelle peut être aujourd’hui l’attitude des États-Unis, dont des soldats se trouvent dans le Nord-Est syrien ?
L’axe iranien est coupé. C’est parfait pour les États-Unis parce que cela entre dans la stratégie de soutien à Israël. Tel-Aviv voulait voir l’Iran s’éloigner de ses frontières, c’est réussi. Mais je pense qu’on va entrer dans une phase de chaos en Syrie. Il y a peu de chance qu’une transition laïque, démocratique et pacifique se mette en place.
On assistera plutôt à des affrontements entre les différents groupes, avec des risques d’explosion du pays, un peu sur le modèle libyen. Les Américains peuvent essayer de rester quand même, à condition que leurs troupes ne soient pas trop menacées. Ou alors de déléguer finalement la gestion de la Syrie à la Turquie ou à l’Arabie saoudite. Trump est totalement opposé à l’idée d’envoyer de nouvelles troupes sous prétexte de stabiliser le pays.
Ce qui se passe peut-il avoir des conséquences au-delà du Moyen-Orient, notamment au Caucase ?
La prochaine cible d’Erdogan, c’est l’Arménie. C’est l’axe Bakou-Ankara, à travers la région Sud, le Siounik, que l’Azerbaïdjan rêve d’annexer pour construire une continuité avec le Nakhitchevan, cette enclave azérie aux frontières de l’Iran et de la Turquie, afin d’établir un continuum avec la Turquie.
Ce qui voudrait dire que l’Arménie serait amputée de son territoire. Les Russes vont-ils laisser faire, après ce qui s’est produit en Syrie ? Les Iraniens vont-ils laisser faire ? Un conflit peut donc éclater aussi dans le Caucase.
Interview de Pierre Barbancey publié dans l'Humanité