Les universités en grève ce 3 décembre
La présidente de l'université de Lorraine, Hélène Boulanger, à Nancy en 2023. © Photo Cédric Jacquot / L’Est Républicain / PhotoPQR via MaxPPP
Un grand nombre d’universités seront mobilisées, mardi 3 décembre, face à la menace de la sévère réduction des financements prévue au budget 2025. Hélène Boulanger, présidente de l’université de Lorraine, dénonce l’ampleur et les conséquences des coupes annoncées.
Excédé·es par les coupes budgétaires annoncées pour 2025, les président·es d’université se fâchent et annoncent une journée d’intense mobilisation, dans toute la France, ce mardi 3 décembre. Certains sites, comme à Lille, vont même fermer leurs portes symboliquement. D’autres prévoient des manifestations, après une série de communiqués et rendez-vous ministériels restés sans réponse.
Face à cette fronde inédite, le ministre de l’enseignement supérieur, Patrick Hetzel, comme Sylvie Retailleau avant lui, a plaidé pour que les universités puisent dans leurs « fonds de roulement », ce qui a encore tendu les relations entre les présidences et le ministère, plusieurs établissements étant déjà chroniquement en déficit.
Outre une remise en cause des financements promis dans le cadre de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), le gouvernement prévoit également de ne pas compenser la hausse des contributions des universités à la caisse de pensions des fonctionnaires. Ces dispositions pourraient placer une grande majorité des universités françaises, fragilisées par des années de sous-financement, en quasi-faillite.
Hélène Boulanger, présidente de l’université de Lorraine, qui accueille 60 000 étudiant·es et 7 000 personnels, ce qui en fait l’une des plus importantes de France, participe à cette mobilisation. Elle ne digère ni la réduction des moyens des services publics, ni les récentes mesures prises contre les fonctionnaires, qu’elle décrit comme une « insulte ».
Mediapart : Cela fait plusieurs années que les président·es d’universités manifestent leur mécontentement, mais jamais avec une telle unanimité et de manière si tonitruante. Diriez-vous que l’on vit un moment particulier ?
Hélène Boulanger : Je n’ai jamais connu une situation pareille. Ce n’est plus un effort qui nous est demandé, c’est une saignée. Nous faisons depuis des années des efforts, on essaie d’optimiser, de rationaliser, de faire mieux avec moins. Mais c’était à chaque fois des petites marches, finalement. La marche aujourd’hui, elle est énorme. Tellement énorme qu’on ne sait pas comment la franchir. Pour mon université, cela va prendre des années pour absorber une telle réduction des moyens et je ne suis même pas sûre d’y arriver.
Cela veut dire quoi, concrètement, pour une université comme la vôtre, en euros et en moyens supprimés?
Vous avez bien compris que le contexte budgétaire était assez flottant… Les estimations sur lesquelles je suis aujourd’hui, c’est entre 16 et 21 millions d’euros à couper l’an prochain. Ce qui représente, pour nous, l’équivalent du coût de formation d’à peu près 1 500 étudiants. Pour une université où il y aurait moins d’ingénieurs, moins de sciences expérimentales et formelles, ça serait le double. C’est aussi la suppression de 200 postes de fonctionnaires.
Et puis, cela a un effet immédiat : je ne peux pas maintenir mon plan pluriannuel d’investissement, immobilier notamment. J’avais 120 millions de travaux programmés sur les trois prochaines années. J’en ai déprogrammé plus de 40 millions.
Sur quoi allez-vous rogner ?
Par exemple, les crédits de mise en accessibilité des bâtiments, pour lesquels on a très peu de financement ou d’accompagnement de l’État. Je n’en ai gardé que 20 % car je suis désormais incapable de faire plus.
Donc, si on est très clair, cela signifie moins d’accessibilité pour les personnels et pour les étudiant·es porteurs et porteuses de handicap ?
Exactement. Ma capacité d’autofinancement de l’investissement au niveau de l’université, en 2025, c’est zéro. Donc je suis obligée de prendre dans le fonds de roulement pour payer les dépenses courantes. Et comme je fais ça, en fait, je ne peux plus investir, c’est un vrai crève-cœur et un vrai non-sens.
Deuxième exemple, alors que les agriculteurs sont dans la rue, on va devoir réduire les moyens de notre ferme expérimentale liée à notre école d’agronomie, la Bouzule, un lieu absolument magnifique, dans laquelle on est en train d’inventer l’agriculture de demain. C’est notamment ici que s’est créé le premier méthaniseur en France, l’un des premiers en Europe.
Au-delà de ces deux exemples, ces coupes auront des impacts partout et conduiront à un service public dégradé sur tout notre territoire.
Patrick Hetzel évoque une sorte de « trésor caché » dans les universités, 2,5 milliards d’euros qui dormiraient dans les caisses. Vous parlez de vos fonds de roulement, c’est donc qu’il y reste un peu de marge pour faire face à l’épreuve ?
Bien sûr que j’ai des réserves, mais on les engage pour l’investissement. Or vous voyez bien qu’on déprogramme de l’investissement actuellement pour pouvoir prendre en charge des dépenses courantes ! Vous nous les enlevez, on arrête d’investir, c’est aussi bête que ça.
Il y a donc une part de mauvaise foi ?
Il y a une méconnaissance de la réalité financière des universités, ou plutôt une connaissance datée de plusieurs années maintenant. Moi, je n’ai plus un euro disponible, tout est engagé en dépenses courantes ou en investissements.
Plusieurs universités sont déjà en grande difficulté financière. On parle désormais, si le budget s’applique tel quel, de quatre universités sur cinq en déficit. Cette perspective vous semble-t-elle réaliste ?
Oui. Certaines universités ont du patrimoine, d’autres ont des financements exceptionnels qui masquent la réalité. À l'université de Lorraine, nous avons ainsi obtenu 6 millions dans le cadre du contrat d’objectifs, de moyens et de performance, donc on devrait être très légèrement positif, mais avec tout ce qui nous tombe dessus en 2025, le déficit est une perspective réaliste, malheureusement.
Là, je présente un budget initial qui est en déséquilibre de pratiquement 15 millions d’euros. J’ai connu un moment où présenter un budget d’université avec un déficit d’un euro, ce n’était tout bonnement pas envisageable… On a changé d’époque. Et encore, mon université est relativement en bonne santé financière. Des collègues ne savent plus comment ils vont payer les salaires à la fin de l’année 2025 ! Eux n’ont plus rien à céder, plus rien à supprimer.
Quand Patrick Hetzel a été nommé, personne ne niait qu’il connaît très bien l’université, dont il est issu. Que s’est-il passé ? Il ne vous a pas bien défendus ou alors ça le dépasse totalement ?
Je pense qu’il y a un travail à faire pour avoir une meilleure compréhension réciproque entre les opérateurs de l’État, pour réconcilier la vision que l’on a de notre mission et la réalité de la situation financière des établissements. Le ministre entend, se montre à l’écoute. Mais pour ma part, je souhaiterais des choix politiques différents.
On nous dit sans cesse qu’il faut trouver des moyens de nous refinancer, de rationaliser la maîtrise de l’argent public… Je rappelle quand même que les universités ont accueilli 20 % d’étudiants en plus en dix ans sans moyens supplémentaires ou presque. Pour nous, c’est 10 000 étudiants supplémentaires, l’équivalent d’une vingtaine de collèges, avec la même dotation de fonctionnement qu’au moment de la création de l’université de Lorraine, il y a douze ans.
Nous avons aussi absorbé les effets de l’inflation, l’augmentation du coût de l’énergie. Je pense qu’on a amplement démontré notre capacité à maintenir coûte que coûte un service public de proximité. Mais à un moment donné, tout cela arrive à son terme. Comme disent certains de mes collègues, nous ne sommes plus « à l’os », ils sont en train d’attaquer la moelle osseuse.
À la demande du ministre, un rapport est en préparation par l’Inspection générale de l’éducation de la recherche et du sport au sujet du modèle économique de l’université. Comment chercher encore d’autres sources de financement ?
Le modèle est simple : soit je diminue les dépenses, soit j’augmente les recettes. Sur la partie diminution des dépenses, j’ai toujours considéré qu’on était dépositaires de l’argent public, quelle que soit son origine. Un euro qui rentre à l’université, qu’il soit d’origine publique ou privée, devient un euro d’argent public et donc bien évidemment notre préoccupation est de l’utiliser de la manière la plus pertinente et la plus efficace possible.
Du côté des recettes, on nous engage à développer ce qu’on appelle les ressources « propres » à l’université, ce qui me fait toujours rigoler parce que c’est comme si le reste, la subvention pour charge de service public, était « sale »… Les ressources propres, il n’y en a pas 56 000.
C’est le développement de la recherche sur contrat, la recherche partenariale, la recherche sur appel à projets, qui est quelque chose à quoi je ne suis pas fondamentalement opposée, si on conserve un financement pérenne de tout le continuum, de la recherche fondamentale à la recherche appliquée, jusqu’à la formation professionnelle orientée vers la recherche. Et puis il y a bien évidemment la question des droits d’inscription.
Vous êtes favorable à leur augmentation ?
Non. J’ai choisi au début de ma carrière, il y a une vingtaine d’années, dans un engagement très fort et très conscient, d’entrer dans le service public. Et pour moi, le service public, c’est amener avec un maximum d’égalité des chances possibles l’ensemble des citoyens et des citoyennes à l’enseignement supérieur. Je ne peux pas aujourd’hui arriver à penser que ce n’est pas grave de transférer ce qui relève de la solidarité nationale vers la dette individuelle.
S’il n’y avait vraiment aucune solution de financement, pourquoi pas ? Mais les solutions, elles existent. Ce sont les conclusions du rapport de la Cour des comptes sur le crédit impôt recherche, c’est la remise à plat du système d’aide à l’apprentissage qui vient nourrir les portefeuilles d’organismes qui, parfois, manquent de scrupules quand ils prétendent réaliser des opérations de formation qui contribuent un peu à leurrer certaines personnes.
Est-ce que vous voyez un décalage entre les promesses présidentielles de 2017, puis de 2022, qui plaçaient très haut l’engagement sur la jeunesse, la recherche et l’excellence française – et qui a servi de cadre à la LPPR – et cet exercice budgétaire 2025 ?
Pour moi, l’excellence ne vaut que si elle est partagée avec le plus grand nombre. La stratégie des établissements pour rayonner à l’international et le service public de proximité pour le plus grand nombre, il n’y a que ça qui puisse permettre de faire vivre l’université publique en France.
Donc forcément, par rapport à la LPPR, même si je suis très satisfaite qu’il y ait eu des engagements d’investissements du côté de la recherche, j’ai toujours regretté, et je le redis encore, que cet effort n’ait pas emporté le volet formation avec lui. Il y a eu des choses positives, la revalorisation des carrières par exemple, mais je regrette que la marche ne soit pas à la hauteur de ce qui avait été programmé. Je pense qu’on est dans une forme de renoncement.
Ce n’est pas faire injure aux président·es d’universités que de dire qu’ils ne sont pas des habitués des barricades. Après cette première journée de mobilisation, est-il prévu de pousser encore d’un cran ?
Moi, j’ai le choix entre deux options. Rester dans mon lit le matin en me disant que vraiment le monde est terrible et que ça ne va pas du tout. Et la deuxième, qui consiste à me battre de toutes mes forces dans le sens de l’intérêt collectif, avec les moyens qui sont les miens.
Parce que cela va au-delà de l’université. Il y a un système à l’œuvre de déconstruction et de fragilisation généralisé des services publics. On ne peut plus laisser dire que les fonctionnaires seraient des “feignasses.” On ne peut plus laisser dire que les services publics sont inefficients et inopérants. Il faut le rappeler à l’ensemble de nos concitoyens.
Demandez à ceux qui nous critiquent aussi ouvertement de venir assurer nos missions pendant quelques semaines avant de reparler des propositions qui sont les leurs. Moi, les trois jours de carence pour les fonctionnaires, j’ai reçu ça comme une insulte. J’ai été insultée comme l’ensemble des fonctionnaires et je ne suis pas à la veille de le digérer.
Votre colère est-elle partagée par vos confrères et consœurs dans les universités françaises ?
Je ne vois pas comment mes collègues peuvent ne pas être en colère, et je pense aussi aux collègues de la fonction hospitalière, aux collègues de la fonction publique territoriale, qui se sont démenés pendant des années pour tenir la boutique, notamment au moment de la crise sanitaire, pour que le job soit fait, alors même qu’on leur retirait des moyens.
Mathilde Goanec Interview publié sur Médiapart