Syrie : comment les islamistes se sont emparés du pouvoir ? Quelle Syrie demain ?

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Etat des forces en présence en Syrie

Etat des forces en présence en Syrie

 

La capitale, Damas, est tombée dimanche 8 décembre et avec elle le régime baassiste mis en place par les Assad. Bachar a quitté le pays tandis que le chef djihadiste, Abou Mohammed Al Jolani, est entré triomphalement dans la grande mosquée des Omeyyades. Mais les différentes factions ne sont pas unies et les combats continuent notamment dans les zones kurdes et les bases russes.

 

Rappel important pour comprendre

 

Lors des Printemps arabes en 2011, Obama et Biden ont rencontré Poutine allié du régime Syrien qui était confronté à une tentative de déstabilisation interne par une opposition dite "Rebelle" animée par la diaspora syrienne. Le mouvement populaire, parti de Deraa, axé d’abord sur des revendications sociales, s’est vite tourné contre le pouvoir central, préférant les balles au dialogue. Elle n'allait pas résister longtemps à l'armée syrienne avant de choisir l'exil ou de rejoindre les islamistes. À l’extérieur, les pays européens, les États-Unis et les pays du Golfe mettaient sur pied une opposition dirigée par des intellectuels laïcs en exil, masquant un projet islamiste déjà présent.

 

Dans cet espace se sont infiltrés des groupes armés, en place dès 2011 mais particulièrement actifs à partir de 2012, notamment avec l’arrivée d’al-Qaida. Le pouvoir syrien est confronté à ces forces armées djihadistes qui allaient rejoindre l'Etat Islamique pour mener la guerre à l'armée syrienne et aux kurdes. Cette période va provoquer l'exil des populations qui fuient leur pays et sont accueillis par les pays arabes voisins, le Liban, la Jordanie et la Turquie et certains en Europe.

 

La répression menée par le régime a surtout éradiqué les franges les plus progressistes, qui ont perdu toute capacité d’organisation et d’expression. Ce qui n’est pas le cas des mouvements islamistes. Eux aussi traqués et emprisonnés, ont su garder, à travers les mosquées, un canal politique pour leurs messages d’autant plus difficile à maîtriser qu’ils étaient diffusés publiquement.

 

En 2014, les États-Unis interviennent officiellement avec l’objectif déclaré de combattre l’organisation terroriste ISIS (Etat Islamique d'Irak et de Syrie) en soutien à la guerre internationale contre elle, sous le nom de code Opération "Inherent Resolve". Le Hesbollah libanais, les forces armées russes et turques d'Erdogan (dans le Nord du pays) interviennent aussi dans le conflit contre l'Etat Islamique et les forces djihadistes. La Turquie cible surtout les kurdes qui occupent le nord-est du pays, le long de la frontière et luttent contre l'Etat Islamique (bataille de Kobané) et pour la reconnaissance politique du Kurdistan rejetée par Erdogan.

 

Le 4 mai 2017 après 6 années de guerre civile terribles, la Russie, l'Iran et la Turquie se mettent d'accord pour créer quatre « zones de désescalade en Syrie » en vue de parvenir à une trêve durable. Rapidement les trois s'entendent sur les contours de ces zones. Ni le régime syrien ni les rebelles ni les forces islamistes n’étaient invités à signer ce texte. L’accord d’Astana avalise ainsi le fait que le futur de la Syrie dépendait de la capacité à s’entendre des seuls soutiens étrangers aux belligérants dans le pays.

 

Les 4 zones sont : la province d’Idlib (nord-ouest) et les territoires limitrophes de Lattaquié, Hama et Alep, une zone dans le nord de la province de Homs (centre du pays), la Ghouta orientale à l’est de Damas et une zone englobant une partie des provinces de Deraa et de Kuneitra dans le sud du pays. Dans ces 4 zones est présent ce qui reste de la rébellion. Les forces djihadistes sont fortement présentes dans la 1ère zone d'Idlib, Hama et Alep. Dans ces 4 zones, « les hostilités entre les parties en conflit doivent cesser, tout comme l’emploi de tout type d’armes, y compris de moyens aériens », affirme le mémorandum, qui précise toutefois que les « pays garants doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour continuer de combattre “Daech” [Organisation Etat islamique], “Al Nosra” [aujourd’hui Front Fatah Al-Cham] et tous les individus, groupes ou entités associées à Al-Qaida ou Daech à l’intérieur comme à l’extérieur de ces régions ».

 

Les Etats-Unis, en tant  qu'observateurs dans les négociations d’Astana, ont été très prudents du fait de l'implication de l'Iran : « Nous continuons à avoir des préoccupations au sujet de l’implication de l’Iran comme un soi-disant garant. Les activités de l’Iran en Syrie n’ont fait que contribuer à la violence, et le soutien inconditionnel de l’Iran au régime a perpétué la souffrance des Syriens », a réagi le département d’Etat.

 

En réalité, les Etats Unis comme l'Union Européenne ont surtout comme objectif de faire chuter le régime de Bachar Al-Assad. C'est une période où le dirigeant syrien sera désigné par l'Occident de tous les noms d'oiseaux : dictateur, sanguinaire, boucher de Damas, tyran, despote etc, démontrant la volonté de ne jamais négocier avec lui. Seule la fin du régime compte quel qu'en soit le prix à payer !

 

En écho à cette posture des Etats Unis, Moscou va annoncer que les avions de la coalition internationale menée par les Etats-Unis pour combattre l’EI ne pourront pas opérer au sein des 4 zones. « Les opérations de l’aviation dans les zones de désescalade, en particulier celles des forces de la coalition internationale, ne sont absolument pas prévues. Qu’il y ait avertissement en avance ou non. Cette question est close », a déclaré Alexandre Lavrentiev,représentant russe dans le dossier syrien.

 

La lutte contre le Front Fatah Al-Cham, ancienne branche d’Al-Qaida en Syrie, se poursuivra avec le risque de représailles que pourraient mener les islamistes radicaux contre des groupes de l’opposition déjà affaiblis qui s’associeraient à ce processus.

 

D'où vien le Front Hayat Tahrir Al-Cham, ou HTC.

 

Lors du « printemps arabe » de 2011, des soldats de l’armée font défection et créent l’Armée syrienne libre (ASL), première composante de ce qu’on appellera les « rebelles ». Ils seront aussitôt soutenus par l'impérialisme occidental qui ne veut plus entendre parler de Bachar Al-Assad proche de l'Iran et ne défendant pas leurs intérêts dans la région.

 

La rébellion devient au fil des années un ensemble, au sein duquel se développent des groupes djihadistes jusqu’aux plus radicaux, à commencer par Al-Qaida, et l’organisation Etat islamique qui en est issue. Le Front Al-Nosra, lui aussi issu d’Al-Qaïda, apparaît en 2012 et deviendra le Front Fatah Al-Cham, puis donnera naissance à Hayat Tahrir Al-Cham, ou HTS.

 

Dans la zone d'Idlib, Alep et Homs les "terroristes" du HTS se sont reconstruits. Ils ont profité des aides alimentaires provenant des autres pays voisins et d'Europe. On suppose qu'ils ont été solidement armés par la Turquie et d'autres pays occidentaux. Après les sévères défaites militaires d'Alep en décembre 2016, aidés par la Turquie, ils se replient dans la zone d'Idlib et dans les villages environnants de la zone du Nord Ouest de la Syrie frontalière du Liban et de la Turquie. C'est là qu'ils se refont une santé attendant l'occasion de prendre leur revanche avec un mot d'ordre : faire tomber le régime d'Assad !

 

Pour se rendre acceptables, les "terroristes" vont modifier leur discours et leur image afin de devenir les représentants d'un islamisme modéré. Regroupés à Idleb, au nord, Al Jolani s’impose comme leader et compose avec la Turquie dont les 10 000 hommes postés dans cette province sont les garants d’un cessez-le-feu avec le pouvoir central. L’occasion d’un rapprochement et de la mise en place d’une aide logistique et matérielle de la part d’Ankara.

 

La chute de Bachar Al-Assad

 

Suite aux accords d'Astana validés à l'unanimité des 15 membres du Conseil de sécurité de l’ONU (résolution 2336) aurait du se dérouler des négociations, qui devaient « se concentrer sur la transition politique ». Celles-ci seront reportées suite de la décision prise par les représentants de l’opposition syrienne d’y mettre un terme après des raids aériens gouvernementaux syriens sur la province d’Idlib. Bachar Al-Assad justifiait à l'époque ces interventions militaires : « Nous respecterons l’accord [d’Astana], mais nous continuerons à combattre le terrorisme là où il existe ». Le gouvernement syrien n’a jamais cessé de qualifier de « terroriste » l’ensemble des groupes de l’opposition ni fait mystère de sa volonté de « reconquérir » l’ensemble du pays.

 

Malgré les interventions de la Russie lui demandant d'ouvrir un dialogue avec l'opposition, Bachar Al-Assad s'y est refusé fragilisant son régime dans un pays exsangue économiquement où les populations souffrent à la fois du manque de moyens pour vivre aggravé par les difficultés à reconstruire ce qui a été détruit pendant la guerre civile, où l'armée rencontre de plus en plus de problèmes pour assurer ses missions et où l'autoritarisme est devenue la règle. Enfin des millions de syriens sont exilés dans le monde et aspirent au retour mais pas dans un pays dirigé par Bachar Al-Assad.

 

Cette situation va contribuer au rapprochement des forces djihadistes avec les populations et les exilés, ce qui peut expliquer les liesses de joie que vont rencontrer les djihadistes dans leur marche armée soutenue par la Turquie, les kurdes de Syrie soutenus par les US, de leur conquête du pouvoir jusqu'à la chute de Bachar Al-Assad d'autant plus facilitée par la non intervention de l'armée russe mobilisée depuis trois ans par la guerre en Ukraine et n'ayant ps les moyens de tenir deux fronts.

 

Bachar Al-Assad tenait grâce à des poches où vivent des alaouites – dont fait partie la famille Assad – et, pour les zones mixtes, grâce à une bourgeoisie sunnite prête à toutes les compromissions pourvu que son statut de classe soit préservé. Mais, dans l’ensemble, c’est toute une population laborieuse, paysans et travailleurs, qui a fêté la chute d’un régime honni parce qu’incapable de comprendre et de répondre aux souffrances d’un peuple, et de lui ouvrir un avenir autre que celui de l’allégeance ou de la prison.

 

Après 54 ans de pouvoir le régime alaouite du père Hafez al-Assad puis du fils Bachar al-Assad est tombé (les alaouites ne représentent que 10% de la population, pour 78% de sunnites et 12% de chrétiens: pour 23 millions d'habitants). Lâché par les Russes et les Iraniens.

 

Et maintenant, quelle Syrie ?

 

Comme ils l'avaient fait en 2011, en Egypte avec les "Frères musulmans", en Tunisie et tenté en Irak, les islamistes ont pris le pouvoir en Syrie. La question centrale et l'inquiétude sont : pour quoi faire ? Pour reconstruire quelle Syrie? La fin d'un calvaire ou pour le début d'un autre calvaire?
 

La guerre éclair (12 jours!) remarquablement planifiée a été conduite par les islamistes ex-Al Qaida de l’organisation terroriste syrienne HTS. L'armée syrienne et ses alliés iranien et Hezbollah ont été balayés. La Russie risque de perdre le port militaire en Méditerranée de Tartus et sa base aérienne de Hmeimim.

 

La carte probable de la Syrie sera divisée en trois zones: l'enclave côtière alaouite au nord-ouest (rose), l'État islamiste sunnite de Damas, Homs, Hama et Alep (vert), le nord-est kurde (jaune) qui contrôle – exceptionnellement – ​​la Syrie. Druzes au sud.  On obtient une carte de la Syrie proche des quatre États que les Français ont créés à partir de la Syrie en 1920. La seule différence est qu'Alep à l'époque se trouvait au nord-est et n'était pas conçue comme Kurde.

 

Les conséquences géopolitiques considérables de cette nouvelle Syrie vont devoir être analysées. Pas sûr que les Israéliens y gagnent au change car il faut bien comprendre qu'un nouveau califat islamique a été créé et qu'un "islamiste modéré" ça n'existe pas plus que n'existait en 1940 un "nazi modéré". D'autant que Daech bien que vaincu, a gardé des bases dans l'ensemble du pays et a su se fondre dans les populations pour se faire oublier.

 

Depuis le 27 novembre, les islamistes donnent des gages de bonne conduite. Des signaux destinés aux pays occidentaux. « La victoire que nous avons remportée est une victoire pour tous les Syriens. Bachar Al Assad a propagé le sectarisme et aujourd’hui notre pays appartient à nous tous ! » a affirmé dimanche leur leader Al Jolani. Quelques jours auparavant, il assurait que toutes les communautés avaient leur place en Syrie et appelait au retour de tous les réfugiés.

 

Depuis le début de l’offensive, Al Jolani s'affirme comme le chef de guerre des islamistes. L’homme, né en 1984 à Deraa, au sud de la Syrie, où ont démarré les premières manifestations en 2011, était pourtant plus préoccupé par le djihad que par les revendications sociales. Parti en Irak en 2003, il côtoie les leaders irakiens et jordaniens d’al-Qaida, puis les fondateurs de l’« État islamique » en Irak, qui va devenir l’« État islamique » en Irak et au Levant (EIIL) – Daech – après son expansion en Syrie.

 

Al Jolani va fonder le front al Nosra à son retour en Syrie en 2011 contre le gouvernement. Il prêtera d’abord allégeance à l’organisation de Ben Laden avant de faire cavalier seul, développant un djihad national en fondant Hayat Tahrir al-Cham.

 

Un monde dangereux et instable...

 

Le Monde devient donc plus dangereux et instable chaque jour. Et ce monde, ce n'est pas celui des autres, c'est le notre, notre monde, le monde de la Méditerranée orientale, berceau de notre civilisation. On est très loin d'en avoir fini avec le terrorisme islamiste. La question des relations de l'Europe avec la Turquie islamiste d'Erdogan doit être posée.

 

Cette nouvelle "surprise géopolitique" venant de Syrie a pris de court les dirigeants actuels du monde. Cela signifie qu'on est incapable de prévoir quoi que ce soit. Encore faut-il comprendre les évènements qui s'accumulent depuis une dizaine d'années.

 

Enfin, on ne peut ignorer les enjeux liés aux ressources naturelles (Pétrole-Gaz) et la volonté d'Israël et de l'impérialisme occidental de substituer à l'oléoduc passant par la Syrie pour transférer le pétrole du golfe persique à la Méditerranée, le projet défendu par Israël et les américains qui passe par l'Arabie, la Jordanie et Israël en traversant la bande de Gaza. Pour un tel projet, les puissances étrangères ont largement alimenté cette guerre qui a fait près de 500.000 morts au total et détruit le pays.

 

De même pour Israël, au prétexte de l'insécurité créée par la prise du pouvoir par des islamistes à Damas, il ne serait pas surprenant que le gouvernement d'extrême droite israélien se saisisse de l'opportunité d'occuper une partie de la Syrie pour pousser le projet fanatique de Natanyahu du "Nouveau Moyen Orient" avec lequel l'Etat Israël joindrait les rives du Nil au centre de la Syrie et le sud Liban jusqu'au fleuve Litani.

 

Il ne restera bientôt plus que l’Iran et la Jordanie à déstabiliser, et le chaos sera installé de Lattaquie à Kaboul. Le peu de lien avec l’Occident aura totalement disparu. L’absence de voix de l’Europe dans ce chaos orchestré est assourdissant d'autant que de nombreuses questions demeurent et la situation est loin d’être claire.

 

Les images sur les réseaux sociaux – comme celles de Al Jolani entrant dans la mosquée des Omeyyades ou les manifestations de liesses suite à la chute de Bachar Al-Assad – ne sauraient faire oublier que les combats se poursuivent dans le pays sur plusieurs fronts. Le HTS ayant décidé de se concentrer sur les villes de Lattaquié et de Tartous, sur la côte méditerranéenne et la Turquie n'entend pas laisser les kurdes prendre une part à la définition de la nouvelle Syrie de demain comme le montre leur occupation du nord de la Syrie.

 

A suivre
 

 

Publié dans Moyen Orient, International

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