Syrie : comment l'après Assad redessine le Moyen-Orient

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Le chef du groupe HTS, Abou Mohammed al-Joulani à la frontière avec la Turquie, en février 2023. © Omar HAJ KADOUR / AFP

Le chef du groupe HTS, Abou Mohammed al-Joulani à la frontière avec la Turquie, en février 2023. © Omar HAJ KADOUR / AFP

Un premier ministre a été nommé à Damas. Il est issu du groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham. La Turquie, les États-Unis et Israël ont pris la mesure de cette nouvelle donne et interviennent plus ou moins directement pour renforcer leurs desseins. L’Iran et la Russie tentent de sauver les meubles.

 

« La Syrie se trouve désormais à la croisée des chemins, avec de grandes opportunités pour nous, mais aussi avec de graves risques. Et nous devons vraiment examiner les deux. » L’avertissement émane de Geir Pedersen, l’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie. Si le diplomate lance une telle mise en garde, c’est qu’il sait pertinemment qu’au-delà des déclarations d’intentions, tout peut arriver dans le pays et dans la région

 

Le Hayat Tahrir al-Cham (HTC), qui contrôlait auparavant uniquement la province d’Idleb, a nommé, mardi 10 décembre, Mohammed Al Bachir premier ministre par intérim pour diriger un « gouvernement de salut » à travers une phase de transition.

 

Al Bachir est un proche du chef du HTC, Abou Mohammed Al Joulani, qui l’avait déjà installé à la tête de l’administration politique d’Idleb. Si certains avaient des doutes sur la nature de ce nouveau régime, Al Bachir les a levés lors de sa première apparition publique. Derrière lui se trouvaient deux drapeaux : le vert, noir et blanc arboré par les opposants à Assad, et un autre, blanc, avec le serment de foi islamique en écriture noire, généralement porté en Syrie par les combattants islamistes sunnites.

 

« Nous avons tenu aujourd’hui une réunion du cabinet qui comprenait une équipe du gouvernement du salut qui travaillait à Idleb et ses environs, et le gouvernement du régime renversé », a-t-il annoncé afin de garantir « le transfert des dossiers et des institutions pour assurer la continuité du gouvernement ».

 

Tous veulent intégrer la nouvelle partition

 

Autant d’indications qui montrent que les déclarations rassurantes d’Al Joulani ces derniers jours – « la victoire que nous avons remportée est une victoire pour tous les Syriens (…) notre pays appartient à nous tous », les ordres envoyés à ses troupes de ne pas saccager les locaux de l’administration publique – et la volonté de donner un semblant d’ordre répondent à la stratégie des nouveaux parrains de la Syrie : la Turquie et le Qatar auxquels il faut ajouter, à des degrés divers, les États-Unis, l’Arabie saoudite et Israël.

 

La rapidité avec laquelle le nouveau drapeau a été hissé sur les ambassades syriennes, jusqu’à l’ambassadeur de l’ONU qui poursuit ses fonctions comme si de rien n’était, en témoigne. Tous, et notamment les anciens soutiens de Bachar Al Assad, la Russie et l’Iran, ont compris qu’une nouvelle page se tournait pour le pays mais également pour la région tout entière.

 

Tous s’y préparent et veulent jouer leur propre partition, soit pour sauvegarder ce qui peut l’être encore (les bases sur la Méditerranée pour Moscou, un lien pour éviter l’isolement s’agissant de Téhéran) ou disposer d’un gouvernement aligné sur la construction de ce fameux nouveau Moyen-Orient, cher à Washington et dans lequel Ankara disposerait d’une place de choix.

 

Recep Tayyip Erdogan, le président turc, n’a jamais vraiment caché le rôle qu’il a joué en coulisses. C’est un secret de Polichinelle. Ses 10 000 hommes basés dans la province d’Idleb ont encadré, ravitaillé et formé ces dernières années les combattants djihadistes de HTC. Sans le feu vert d’Ankara, l’offensive éclair, commencée le 27 novembre et achevée le 8 décembre à Damas, n’aurait sans doute pas été déclenchée.

 

Le voilà désormais qui s’affirme publiquement. « Toute attaque contre la stabilité du nouveau gouvernement syrien ou l’intégrité des anciennes terres syriennes sera confrontée à la fois au peuple syrien et à nous », a-t-il lancé, mardi, toute honte bue.

 

Son armée a établi depuis plusieurs années une zone tampon en plein territoire syrien et ses supplétifs regroupés au sein de l’Armée nationale syrienne (ANS) prennent maintenant d’assaut les localités jusque-là sous le contrôle de l’Administration autonome du nord-est syrien (AANES), mise en place par les Kurdes. La ville de Manbij, où des exactions de l’ANS ont été rapportées, est déjà tombée et l’attaque de Kobané pourrait être imminente.

 

Pour Erdogan, le but est clair : éradiquer si ce n’est les Kurdes eux-mêmes, du moins leur représentation politique – le Parti de l’union démocratique (PYD) et ses forces armées des unités de défense (YPG) – en Syrie. En Turquie, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et tous ceux qui défendent la reconnaissance du fait kurde sont dans son viseur.

 

Erdogan, le véritable vainqueur

 

Erdogan apparaît comme le grand gagnant de cette nouvelle situation. Il l’est d’autant plus que les États-Unis, avec leur millier d’hommes basés dans le nord-est syrien, sont directement impliqués dans les développements à venir. Officiellement, les troupes américaines, stationnées près des zones pétrolifères, ont été déployées pour combattre l’« État islamique » (Daech).

 

Mais c’est bien l’Iran, et avec lui le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien, qui préoccupe Washington. Donald Trump, qui va prendre ses fonctions le 20 janvier, va relier l’ensemble des dossiers. Une date butoir, selon lui, pour la libération des otages israéliens détenus à Gaza, sans quoi « le prix à payer sera terrible au Moyen-Orient et pour les responsables qui ont perpétré ces atrocités contre l’humanité », a-t-il menacé dans un message sur Truth Social.

 

Les États-Unis, par la voix de l’actuel secrétaire d’État, Antony Blinken, disent avoir « pris note des déclarations faites par les chefs rebelles ces derniers jours ». Mardi, le même expliquait que « le peuple syrien décidera de l’avenir de la Syrie. Toutes les nations doivent s’engager à soutenir un processus inclusif et transparent et à s’abstenir de toute ingérence extérieure ». Un message tout juste subliminal alors que se joue le sort de la ville de Deir ez-Zor, sur les rives de l’Euphrate. C’est dans ces environs que se sont regroupées les forces éparses de Daech.

 

C’est aussi dans cette ville qu’a été annoncée, mardi, la défection du Conseil militaire de la province – composé de combattants et de tribus arabes – des Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes, et son ralliement à l’Armée nationale syrienne (ANS, pro-Turcs).

 

Les éléments du puzzle s’emboîtent. HTC pourrait éradiquer Daech, ce qui contenterait les États-Unis. En échange, ils pourraient instaurer un régime islamiste. Ils écarteraient également les Kurdes, contentant par là même la Turquie. La Syrie, ainsi « nettoyée », pourrait prendre une place nouvelle au Moyen-Orient.

 

Israël s’est invité au banquet et a multiplié ces derniers jours les bombardements, non plus sur le Hezbollah et les milices iraniennes, mais sur les installations militaires de l’ancien régime, frappant des bases aériennes à travers la Syrie et détruisant des dizaines d’hélicoptères et d’avions. L’armée israélienne en a profité pour avancer au-delà de la zone tampon établie en 1974 par l’ONU après la guerre d’octobre 1973 (Kippour), occupant ainsi de nouveaux territoires.

 

La deuxième phase d’un remodelage du Moyen-Orient pourra ainsi commencer avec l’isolement de l’Iran. Téhéran le sait. Le ministère iranien des Affaires étrangères a annoncé qu’il attendrait de voir le « comportement » des groupes armés pour déterminer sa politique à l’égard de la Syrie. Son pays « adoptera des positions appropriées ».

 

Dès le 8 décembre, il appelait à la formation d’un « gouvernement inclusif » et formulait l’espoir de « relations amicales » avec Damas. Ce pari risque d’être difficile à gagner. Reste à savoir de quelle manière les forces islamistes vont considérer l’Irak. Bagdad a appelé dimanche au « respect » de la volonté du peuple syrien et de l’intégrité territoriale de la Syrie, cherchant à donner des gages aux différents acteurs régionaux. Mais nul ne sait quel sera le comportement des organisations paramilitaires irakiennes chiites de Hacheb al-Chaabi.

 

La grande inconnue reste évidemment le sort des bases navales et aériennes russes, partiellement évacuées. Des négociations sont en cours entre Moscou et les nouvelles autorités de Damas. Pour Vladimir Poutine, il convient de ne pas être absent du grand bouleversement en cours. Pour Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, « même si Moscou parvient à conserver ses emprises, et en attendant de voir ce qu’il advient politiquement de la Syrie, la Turquie, qui finance, arme et entraîne une partie des groupes djihadistes, dispose désormais d’un formidable levier sur la Russie ».

 

Pierre Barbancey  Article publié dans l'Humanité

Publié dans Moyen Orient, International

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article