La Syrie va-t-elle basculer dans une nouvelle dictature ?
Ahmed Al Charaa, lors du discours prononcé devant les représentants d’un certain nombre de groupes armés. © AFP PHOTO / HO / SANA
Ahmed Al Charaa, le leader djihadiste, a été formellement nommé président du pays par un groupe de proches. La Constitution a été suspendue. Il n’entend pas organiser d’élections avant quatre ans et cherche à obtenir la levée des sanctions.
Pour l’occasion, Ahmed Al Charaa a remis son treillis et, avec lui, le temps d’une soirée, son nom de guerre d’Abou Mohammed Al Joulani. Celui qui est passé par l’« État islamique » (Daech) puis al-Qaida, avant de former Hayat Tahrir al-Cham (HTC), s’est installé dans le fauteuil de Bachar Al Assad depuis le 8 décembre, à la suite d’une offensive fulgurante qui l’a amené d’Idleb à Damas en une dizaine de jours.
Mercredi 29 janvier, il a été officiellement nommé – on ne sait pas vraiment par qui – président de la Syrie pour une période de transition. Dans la foulée, la Constitution a été suspendue. Des annonces faites par le porte-parole du secteur des opérations militaires du nouveau gouvernement syrien, Hassan Abdel Ghani.
Une dictature avec une caractéristique islamiste
Une clique militaire, des décisions autoritaires, une suspension de la Constitution, une dissolution du parti Baas au pouvoir pendant plus d’un demi-siècle, les pleins pouvoirs donnés de fait à un homme qui été autorisé à former un conseil législatif temporaire : tous les éléments constitutifs d’une dictature semblent réunis, même si le docteur Charaa prend la place de Mister Hyde. Une dictature avec une caractéristique islamiste claire.
Lors du discours qu’il a prononcé devant les représentants d’un certain nombre de groupes armés, dont il a annoncé la dissolution, Ahmed Al Charaa a évoqué la prise de Damas par le HTC en la comparant à la victoire du Khalid ibn Al Walid, compagnon du prophète, qui a mis la main sur la ville en 634. De quoi interroger sur ce que revêt l’autre annonce, celle de la « victoire de la révolution ». De quelle révolution s’agit-il ?
« En gros, ceux qui étaient présents proviennent de la coalition venue d’Idlib et qui a pris Damas. Ils vont accepter de se dissoudre dans une nouvelle armée qui ressemblera à Hayat Tahrir al-Cham. Mais de quelle manière cette dissolution va-t-elle se faire ? Ces groupes vont-ils accepter de perdre leur autonomie ou vont-ils perdurer au sein même de la nouvelle armée ? Leurs dirigeants vont-ils devenir des généraux ou rester chefs de milices ? C’est toute la question », note Fabrice Balanche.
Rassembler tous les Syriens ?
Le chercheur de l’université de Lyon-II, spécialiste de la Syrie, fait également remarquer que parmi les milices présentes se trouvait l’Armée nationale syrienne (ANS), créée par la Turquie, « le même parrain que le HTC mais, en revanche, il n’y avait pas de représentants des Kurdes, pas non plus ceux des Druzes, et surtout on a noté l’absence d’Ahmad Al Audeh, le chef de la « Chambre d’opérations du sud » qui regroupe les forces contrôlant la région de Deraa, dans le sud de la Syrie ».
Or, Ahmad Al Audeh, est pour l’heure le principal rival d’Ahmed Al Charaa. Les troupes venues du Sud sont entrées les premières dans Damas avant de laisser la place au HTC pour éviter tout affrontement dans la capitale. « On en est donc quasiment au même point qu’en décembre », souligne Fabrice Balanche
Plus inquiétant encore, cette volonté islamiste et les références religieuses de la nouvelle équipe en place à Damas s’appuieront-elles sur un processus visant à rassembler tous les Syriens, quelles que soient leur confession et leur appartenance communautaire ?
Les femmes auront-elles toute leur place ou au contraire la charia sera-t-elle la seule loi suivie ? « Le Congrès national, qui avait été promis en janvier, avait été repoussé à février et est maintenant annulé, et repoussé au moins jusqu’à l’après-ramadan, qui a lieu en mars », constate Fabrice Balanche.
En ce domaine, les quelques déclarations sur un processus pouvant aboutir à des élections d’ici quatre ans et une nouvelle Constitution dans trois ans semblent plutôt destinées à rassurer les pays occidentaux et certains pays arabes. Pour Ahmed Al Charaa, il importe en effet d’obtenir la levée des sanctions (les pays du Golfe pourront alors investir en Syrie), mais pour cela il faut donner des gages.
« Il sait également que la toile de fond, c’est la paix avec Israël. À Tel-Aviv comme à Washington, on se dit que c’est le moment historique pour obliger la Syrie à faire la paix en abandonnant le Golan occupé, qu’Israël évidemment n’a aucune intention de restituer », souligne encore Fabrice Balanche.
L’émir du Qatar a effectué jeudi la première visite d’un chef d’État depuis la chute de Bachar Al Assad à Damas. Le but était l’élaboration d’un « cadre global » pour la reconstruction du pays. Les dirigeants de l’Arabie saoudite, un autre État arabe du Golfe qui a offert son soutien aux nouveaux dirigeants de la Syrie, ont également félicité Al Charaa. Le roi saoudien Salman a souhaité au nouveau président « du succès dans la conduite de la Syrie vers un avenir prospère qui réponde aux aspirations du peuple syrien frère ».
Pierre Barbancey Article publié dans l'Humanité