Etats Unis. Stupeur après l’arrestation d’un étudiant palestinien menacé d’expulsion

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Une manifestation en soutien à Mahmoud Khalil, le 10 mars à New York. (Yuki Iwamura/AP)

Une manifestation en soutien à Mahmoud Khalil, le 10 mars à New York. (Yuki Iwamura/AP)

 

La détention de Mahmoud Khalil, célébrée par Trump comme «la première d’une longue série» au prétexte de la lutte contre l’antisémitisme, marque une nouvelle phase d’une offensive autoritaire contre les voix dissidentes et critiques d’Israël.

 

«Il y a un frisson dans l’air, et ce n’est pas le vent de mars : c’est un frisson de peur et de désespoir, qui ne m’est que trop familier», se désole dans un soupir Marianne Hirsch, invoquant ses origines de fille «de survivants de l’Holocauste» dans «la Roumanie communiste» des années 50, et la hantise de ses «cauchemars d’enfance les plus traumatisants, réveillés par la détention depuis samedi de Mahmoud Khalil», un jeune diplômé palestinien de l’université new-yorkaise de Columbia, arrêté sur le seuil de son logement étudiant par la police migratoire (l’ICE).

 

La professeure émérite, qui a «passé l’essentiel de [sa] carrière à enseigner la mémoire du fascisme et de l’Holocauste», prononce ces mots douloureux lors d’un rassemblement, entourée d’autres enseignants, de rabbins et de représentants d’organisations de défense des libertés publiques, non loin du campus, réunis pour s’élever contre l’emprisonnement et l’expulsion promise par la Maison Blanche à ce Palestinien de 30 ans, figure et porte-parole des manifestations pro-palestiniennes au sein de l’université l’an dernier. La mise en œuvre d’une promesse de campagne de Donald Trump, largement dénoncée comme un nouveau seuil franchi dans sa dérive autoritaire et l’intimidation de toute opposition, au prétexte de combattre «l’antisémitisme» en milieu universitaire.

 

«Si Mahmoud Khalil est coupable de quelque chose, c’est uniquement par association. L’administration Trump instrumentalise l’Etat pour criminaliser la dissidence politique», s’alarme Michael Thaddeus, professeur de mathématiques à Columbia. «C’est une attaque ciblée, un acte de représailles, et une agression extrême contre les droits assurés par le Premier Amendement [garant constitutionnel d’une absolue liberté d’expression, ndlr]», dénonce Donna Lieberman, la présidente chevronnée de l’Union des libertés civiles de New York, qui décèle là «l’odeur fétide du maccarthysme»

 

A la même heure lundi soir, plusieurs milliers de personnes exprimaient de l’autre côté de la ville une indignation au diapason dans les rues du sud de Manhattan, tandis qu’une pétition en ligne rassemblait plus de deux millions de signatures pour exiger la libération immédiate de Mahmoud Khalil.

Trente-six heures de disparition non élucidée

 

Ce dernier rentrait chez lui samedi soir, accompagné de son épouse, une citoyenne américaine enceinte de leur premier enfant à naître dans un mois, quand deux hommes en civil se réclamant du ministère de la Sécurité intérieure les ont coincés à la porte de leur immeuble. «Il y avait des agents fédéraux qui circulaient ce soir-là dans les étages, sans uniforme ni mandat, à la recherche de personnes précises, conduisant des étudiants à se barricader chez eux, terrifiés», relate un témoin, qui ne souhaite pas être identifié. Les deux agents ont signifié son arrestation à Mahmoud Khalil au titre que son visa étudiant aurait été révoqué.

 

Quand son avocate, qui a décrit la scène dans une déposition judiciaire sous serment, leur signifia au téléphone qu’il n’avait pas de visa, mais une «carte verte» de résident permanent obtenue l’an dernier, il y eut un instant de flottement, avant qu’on ne lui oppose que cette carte «avait été annulée aussi» en haut lieu. Sommés de produire le mandat administratif dont ils se prévalaient, les agents auraient alors abruptement raccroché, embarquant alors le jeune homme vers une destination restée pendant plus de trente-six heures non élucidée.

 

Le système de localisation de l’ICE l’a d’abord signalé à New York, puis dans le New Jersey, où son épouse qui le cherchait désespérément se rendit sans obtenir plus d’informations. Finalement, il apparaîtra que Khalil avait été transféré en Louisiane, dans un centre de rétention opéré par une société privée, décrit l’an dernier par un rapport de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) comme un «trou noir» des droits humains, dont les détenus tendent à «disparaître».

 

Ce n’est que lundi matin que Khalil a pu joindre sa compagne par téléphone. Quelques heures plus tard, alors que les comptes de Trump et de la Maison Blanche avaient passé l’après-midi à célébrer outrancièrement cette arrestation d’un «radical étranger pro-Hamas» comme «la première d’une longue série», un juge fédéral de Manhattan ordonnait de ne pas expulser Khalil pendant l’examen du recours déposé par son avocate pour s’opposer à une détention arbitraire bafouant ses droits fondamentaux. Une première audience est attendue mercredi 12 mars.

 

«Pas du tout un fanatique pro-Hamas»

 

Né dans un camp de réfugiés en Syrie puis réfugié au Liban, Mahmoud Khalil était arrivé aux Etats-Unis fin 2022 pour un master d’affaires internationales à Columbia, validé en décembre. Durant le printemps 2024, il s’était fait connaître comme l’une des voix en vue, auprès des instances universitaires, du campement sauvage établi sur le campus en solidarité avec le sort tragique des habitants de Gaza. Le premier du genre, avant d’en inspirer des dizaines d’autres à travers le pays, initiant un mouvement alors décrié en bloc, surtout par les relais politico-médiatiques du parti républicain et d’alliés américains du gouvernement israélien, comme un bastion d’antisémitisme virulent et d’apologistes du Hamas, dont l’existence même constituerait un acte de terrorisme – un tableau dont on avait alors constaté in situ qu’il ne reflétait qu’une frange à la radicalité très marginale, aussi condamnable soit-elle, d’une réalité autrement complexe et nuancée.

 

«Pour l’avoir croisé lors de manifestations, Mahmoud est très militant bien sûr, et n’a pas peur de prendre des risques, mais il ne répond pas du tout à l’accusation d’être un fanatique pro-Hamas», décrit un professeur de Columbia, qui atteste que des épisodes «lamentables» ont bien pu survenir ponctuellement, jusque ces dernières semaines, comme lorsqu’un «petit commando» d’étudiants vint faire violemment irruption, lors de la rentrée de janvier, dans le cours d’un professeur israélien invité, avec des tracts suintant un antisémitisme caractérisé.

 

Mais il insiste a contrario sur l’absence de preuves mises au jour pour accabler Khalil, «dans un climat où n’importe quelle déclaration ambiguë, le moindre écart décontextualisé est vite mis en ligne et monté en épingle pour clouer quelqu’un au pilori». Lui-même, comme de nombreux autres membres du corps professoral, a découvert qu’il figurait sur l’une des diverses listes diffusées en ligne pour ficher et dénoncer comme «antisémites» tous ceux dont la présence fut identifiée lors d’un des épisodes de mobilisation pro-Gaza depuis les lendemains de l’attaque terroriste du 7 Octobre.

 

«Nous avons ici un mouvement de protestation vaste et divers, avec beaucoup de stratégies et d’engagements auxquels je suis loin d’adhérer systématiquement, même si je défends absolument le droite de manifester et l’expression du mouvement de solidarité avec la Palestine, précise Joseph Howley, qui enseigne la littérature classique. Dans ce contexte, Mahmoud est quelqu’un en qui j’aurai toujours confiance pour donner une réponse franche, toujours là à servir de médiateur pour chercher une résolution pacifique aux situations tendues ou difficiles. C’est justement d’incarner au premier plan cette figure de dialogue qui l’a conduit à être joyeusement ciblé par la machine à calomnier et punir de la droite, parce qu’il était le premier Arabe dont ils pouvaient aisément obtenir l’identité.»

 

La direction résignée à faire le dos rond

 

Cette opération, concrétisant les menaces maintes fois réitérées par le candidat Trump d’expulser les étudiants étrangers participant aux manifestations pro-palestiniennes, n’est que l’une des facettes d’une offensive engagée contre Columbia. Le vendredi précédant l’arrestation de Mahmoud Khalil, la Maison Blanche avait annoncé l’annulation de 400 millions de dollars (367 millions d’euros) de subventions et de contrats fédéraux à l’université, invoquant «l’inaction continue face au harcèlement persistant des étudiants juifs». Une décision prise sans mobiliser les procédures formelles d’investigation qui auraient pu légitimer de telles sanctions, suivie d’une missive du ministère de l’Education à 60 autres établissements d’enseignement supérieur pour les menacer d’un sort similaire.

 

Face à sa répression, la direction de Columbia semble comme tétanisée, ou résignée à faire le dos rond. La veille de son arrestation, Khalil adressait en vain un e-mail à la présidente par intérim de l’université, où il écrivait craindre pour sa sécurité : «J’ai peur que l’ICE ou un individu dangereux ne vienne chez moi. Je vous supplie d’intervenir, fournir les protections nécessaires.» Le Betar, organisation juive de droite radicale, avait vanté en janvier que Khalil figurait sur sa «liste de déportation» et que «l’ICE était au courant de son adresse et de ses allées et venues».

 

«L’administration est aux abonnés absents en tant qu’institution défendant la liberté académique, fustige Donna Lieberman. Columbia avait une fière tradition en la matière depuis les mobilisations antiguerres des années 60. Mais face aux pressions des donateurs, ils ont choisi d’apaiser le régime Maga [Make America Great Again], sacrifiant leurs étudiants et leur corps professoral.» Depuis l’arrestation, l’université n’a publié qu’un bref communiqué rappelant que «les forces de l’ordre doivent disposer d’un mandat judiciaire pour entrer dans les zones universitaires non publiques».

 

«Je n’ai toujours pas vu de communication de l’administration qui mentionne le nom de Mahmoud ou reconnaisse ce qui s’est passé, déplore Joseph Howley. Le fait qu’une des universités les plus prestigieuses du pays ne se sente apparemment pas libre ou capable de parler de ce qui se passe sur son propre campus quand des agents fédéraux font disparaître des membres de notre communauté, le fait que cela soit devenu en quelque sorte indicible est en soi un signe de la gravité de la situation.»

 

«L’antisémitisme est réel»

 

«Nous savons qu’il y a d’autres étudiants à Columbia et dans d’autres universités à travers le pays qui se sont engagés dans des activités pro-terroristes, antisémites et antiaméricaines, et l’administration Trump ne le tolérera pas», déclarait le chef de l’Etat sur les réseaux lundi, avant que la com de la Maison Blanche ne poste des photos de Mahmoud Khalil frappées de l’inscription «Shalom Mahmoud» («Va en paix Mahmoud», en hébreu). «Nous allons révoquer les visas et/ou cartes vertes des partisans du Hamas en Amérique afin qu’ils soient expulsés», a appuyé le chef de la diplomatie Marco Rubio, accusant le jeune homme d’être «aligné sur le Hamas», tandis que des sources du New York Times au sein du département d’Etat (l’équivalent du ministère des Affaires étrangères) avançaient une disposition d’un vieux texte de loi sur l’immigration datant de la Guerre froide, qui autorise l’expulsion de tout «étranger dont la présence ou les activités aux États-Unis constitueraient, selon le secrétaire d’Etat, un risque de conséquences négatives graves pour la politique étrangère des États-Unis».

 

L’argument mobilisé serait ainsi que «les Etats-Unis ont une politique étrangère de lutte contre l’antisémitisme dans le monde entier et que tolérer la présence continue de Khalil aux Etats-Unis nuirait à cet objectif politique», comme on sanctionnait jadis les affiliations communistes. Mais cette justification laissera perplexes aussi bien les juristes – en l’absence d’éléments de preuve matériels – que les observateurs d’une présidence trumpienne qui tolère l’essor dans son entourage d’une rhétorique complotiste aux riches accents antisémites, entre deux saluts hitlériens exécutés par Elon Musk ou Steve Bannon.

 

S’exprimant lors du rassemblement lundi soir, la rabbine Rachel Goldenberg, ancienne élève de Columbia, s’est dite «le cœur brisé» : «Ces actions menacent la démocratie, l’Etat de droit, tout le système d’enseignement supérieur, sans pour autant rendre les étudiants juifs plus en sécurité. L’antisémitisme est réel, il existe dans ce pays. Il existe dans toutes sortes de mouvements politiques, et il existe à Columbia. Mais il est également vrai que la majorité des étudiants qui ont participé aux manifestations sur le campus, dont de nombreux étudiants juifs, l’ont fait pacifiquement, parce qu’ils voulaient que la guerre à Gaza prenne fin. Cela n’était pas la manifestation d’un antisémitisme.»

 

Peu avant, l’historienne Nara Milanich – venue en voisine du Barnard College, dont neuf étudiants ont été arrêtés la semaine passée lors d’un sit-in contre la réception de l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett – avait formulé cet avertissement : «Les universités ne peuvent exister lorsque les étudiants sont persécutés, arrêtés et disparaissent pour leurs convictions politiques. Notre pire ennemi aujourd’hui est l’idée que les terribles choses survenues ailleurs sous des dictatures ne pourraient jamais se produire ici. Mais elles le peuvent. Et nous devons prendre acte que certaines se produisent déjà.»

 

Source : un article de Julien Gester publié dans Libération

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