Florian Gulli : « Le racisme sous tous les angles »

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Professeur agrégé de philosophie, Florian Gulli enseigne dans le secondaire à Besançon. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Découvrir Marx » et « Découvrir Gramsci » aux Éditions sociales en 2020. © Magali Bragard

Professeur agrégé de philosophie, Florian Gulli enseigne dans le secondaire à Besançon. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Découvrir Marx » et « Découvrir Gramsci » aux Éditions sociales en 2020. © Magali Bragard

Afin de mieux comprendre les enjeux du combat émancipateur actuel, le professeur de philosophie Florian Gulli, spécialiste de Marx et de Gramsci, auteur de « l’Antiracisme trahi », propose un rapide résumé des formes et définitions du racisme.

 

"Partons du sens commun. L’usage courant veut que le racisme soit une attitude d’hostilité envers un individu ou un groupe en raison de son origine supposée. Cette définition correspond à ce que l’immense majorité des gens entend par « racisme ». Et ce racisme-là est multidirectionnel : il peut venir de la majorité et viser des minorités, il peut venir d’une minorité et viser la majorité ou d’autres minorités. Et il faut combattre cette forme-là de racisme. L’hostilité, en actes ou en paroles, est un poison parce que trop souvent elle empêche les membres des classes populaires de voir leur destin commun.

 

Et il faut ici s’arrêter un instant. Est-il utile de parler de cette définition ou faut-il réserver le mot de « racisme » à des phénomènes plus structurels ? 

 

Il ne saurait être question d’exclure cette définition en y substituant une autre, par exemple une définition sociologique (sociologie qui serait monolithique et dont les résultats seraient consensuels). D’abord parce que cette définition dit quelque chose du réel, mais aussi parce qu’en tant que compréhension spontanée du mot, elle est le point de départ de toute discussion politique sur le sujet.

 

On retrouve ici les réflexions de Gramsci sur le « sens commun ». Le sens commun est un terrain de lutte politique. Il faut donc l’investir, le développer, le critiquer, le faire évoluer. Mais jamais il ne saurait être question de le congédier. En d’autres termes, il ne faut pas exclure cette définition, mais en ajouter de nouvelles pour rendre compte de l’étendue du phénomène raciste. En particulier, pour mettre en lumière le fait que certains individus ou groupes sont bien plus touchés par le racisme que d’autres.

 

L’ambiguïté du concept de « racisme institutionnel »

 

La nécessité de se donner une définition plus large du racisme apparaît rapidement après la fin de la ségrégation aux États-Unis. Stokely Carmichael et Charles Hamilton, dans l’ouvrage « Black Power » (1967) introduisent la distinction entre « racisme individuel » et « racisme institutionnel ». Dans un contexte où le racisme individuel était désormais largement condamné par l’opinion, le « racisme institutionnel » désignerait des mécanismes, moins visibles mais persistants, producteurs d’inégalités de traitement.

 

À Birmingham (Alabama), par exemple, la mortalité infantile est plus élevée chez les Noirs que chez les Blancs, tel service de voirie travaille moins bien dans le ghetto qu’ailleurs, etc. À la différence du racisme individuel visible et largement désapprouvé, ces mécanismes échappent au regard de la plupart des gens.

 

Mais le concept de « racisme institutionnel » est d’emblée ambigu, une ambiguïté qui se transmettra aux formules ultérieures qu’il a inspirées : « racisme structurel » et « racisme systémique ». Dans le livre « Black Power » de Carmichael et Hamilton, le « racisme institutionnel » est un outil pour comprendre le fonctionnement déterminé d’institutions précises : un commissariat, un service de voirie, une école, un ministère, etc.

 

Mais l’expression revêt aussi un autre sens plus problématique. « Je ne vais pas me concentrer sur le racisme individuel, écrit Carmichael. Je veux parler du système. » Et le « système », c’est la formation sociale tout entière, la nation elle-même, perçue comme un « système » raciste : « La réalité est que cette nation, de haut en bas, est raciste. » On est donc passé de l’analyse empirique d’objets circonscrits à des hypothèses très générales sur la nature intrinsèque d’un pays. Si le premier sens du concept (le racisme institutionnel au sens restreint) est parfaitement recevable et parfaitement utile pour l’analyse empirique, l’autre, le sens généralisant, pose problème à plusieurs égards.

 

La nation comme « système raciste » ?

 

D’abord, la nation est appréhendée de façon non dialectique, comme un bloc monolithique et non comme une réalité historique contradictoire. Car si toute nation a ses traditions racistes, elle a aussi ses traditions égalitaires. Martin Luther King écrit à la même époque : « Le racisme est aujourd’hui une réalité, mais les principes démocratiques qui lui ont toujours fait face sont tout aussi réels. »

 

Lors des premiers sit-in contre la ségrégation dans les années 1960, les étudiants afro-américains brandissaient le drapeau américain face aux manifestants racistes. « Nous sommes l’armée de l’Union », scandaient-ils, en référence à l’armée nordiste qui avait occupé le sud des États-Unis après la guerre civile, ouvrant une période d’émancipation pour les esclaves nouvellement libérés (la reconstruction).

 

Ensuite, cette appréhension de la nation comme « système raciste » induit un militantisme spécifique qui, inévitablement, versera dans la culpabilisation de la majorité (un système raciste, disent les tenants de ce concept, produirait des individus racistes). On peut juger cette approche au moins inefficace, au pire contre-productive. Le racisme investissant les affects de fierté pour séduire ceux qui sont méprisés socialement, on ne pourra pas le combattre en cherchant à leur faire honte. Pire, l’accusation en bloc de la nation risquerait de provoquer un retournement du stigmate, mais cette fois-ci, raciste : « Vous prétendez que je dois avoir honte de mon pays, je vais plutôt aller écouter ceux qui me disent que l’histoire du pays est glorieuse et sans tache ! »

 

Des approches plus récentes du concept de « racisme systémique », par exemple celle d’Ibrahim X. Kendi, s’appuient sur la mesure de « disparités raciales ». Une structure sociale est raciste si l’on peut y mesurer des écarts statistiques entre Blancs et non-Blancs. Par exemple, aux États-Unis aujourd’hui, les Noirs ont six fois plus de risques de se faire incarcérer que les Blancs. Autre exemple, en France, la probabilité d’être contrôlée par la police est bien plus élevée si l’on n’est pas blanc.

 

Interpréter ces chiffres comme du « racisme systémique », c’est le plus souvent simplifier un phénomène complexe

 

La critique que l’on peut adresser à cette approche est la suivante : interpréter ces chiffres comme du « racisme systémique », c’est le plus souvent simplifier un phénomène complexe, c’est saisir sous l’angle du racisme une réalité qui souvent ne relève pas, ou pas seulement, du racisme. 

 

Si l’on regarde l’incarcération aux États-Unis en ajoutant la variable « diplôme », on constate que les Afro-Américains n’ayant pas fait d’études ont 22 fois plus de risques d’être incarcérés que ceux qui ont fait des études. Les Blancs n’ayant pas fait d’études ont 11 fois plus de risques d’être incarcérés que les Afro-Américains diplômés. Parler de l’incarcération en termes de « racisme systémique », c’est occulter cette dimension importante du phénomène, qui a beaucoup à voir avec la classe sociale (ce qui ne veut pas dire que le racisme ne joue pas).

 

Même conclusion pour le contrôle au faciès en France. Une étude pointe l’importance de la variable « race » : « La race présente un lien significatif avec la probabilité du contrôle (…). Mais le sexe et le look semblent des éléments encore plus déterminants » (« Le faciès du contrôle », 2015). Le look, en particulier casquette, jogging, capuche, augmente nettement le risque d’être contrôlé, que l’on soit blanc ou non-blanc. On peut donc reprocher au concept de « racisme systémique » de viser trop haut (le « système ») et d’introduire de la confusion en rangeant une pluralité de facteurs sous le seul nom de « racisme ».

 

Sommes-nous pour autant démunis pour penser le racisme « à grande échelle » ? Sommes-nous condamnés à n’envisager le racisme que dans sa forme individuelle ? Le sociologue Loïc Wacquant fournit un cadre d’analyse décisif. Écartant le concept de « racisme structurel », « catégorie sonore mais vide », il propose de « décomposer les phénomènes ethno-raciaux » afin de déterminer « les formes élémentaires de la domination raciale ».

 

Quelles sont ces formes élémentaires (toujours enchevêtrées dans la réalité) ? Je me permets de citer un peu longuement un article important publié dans « la Pensée ». Les formes élémentaires de la domination raciale sont « la catégorisation (affectation à un système de classification hiérarchique et naturalisant, englobant préjugé, biais implicite et stigmate), la discrimination (traitement et impacts différentiels fondés sur une appartenance catégorielle réelle ou putative), la ségrégation (distribution différentielle dans l’espace social et physique), le cloisonnement (réalisé par le ghetto comme vecteur d’enfermement et de parallélisme institutionnel), et la violence, déployée pour signaler et faire respecter les frontières raciales, allant de l’intimidation, l’agression, aux pogroms et au nettoyage ethnique, puis à la guerre raciale et au génocide (forme ultime de la domination ethnique) ».

 

La dynamique des classes

 

Que gagne-t-on à décomposer ainsi le racisme en mécanismes différenciés ? D’abord, le propos n’a plus la tonalité culpabilisante inhérente à celle de « racisme systémique », tonalité dont on a vu les problèmes politiques qu’elle posait. Ensuite, le discours antiraciste peut gagner en précision en se fixant sur des phénomènes plus faciles à appréhender. La lutte contre le racisme n’est plus lutte contre un « système » (entité floue), mais lutte contre les discriminations, les violences, les ségrégations, etc.

 

D’autre part, le discours ayant gagné en précision, les perspectives politiques peuvent gagner en efficacité. On ne lutte pas de la même manière contre les biais racistes, contre la ségrégation urbaine ou encore contre les violences. Il convient d’ajouter que ces formes élémentaires sont toujours entremêlées à la dynamique des classes, tant et si bien qu’il est rare qu’on puisse parler de l’un sans l’autre. Parler de « ségrégation urbaine », c’est parler de racisme en même temps que de classe sociale.

 

De même, la discrimination n’est pas toujours réductible au racisme (ce qui n’empêche pas qu’elle empoisonne l’existence). Le sociologue afro-américain Julius Wilson notait à Chicago : « 74 % des employeurs blancs que nous avons interrogés avaient une opinion négative des travailleurs du centre-ville (ghetto). 80 % des employeurs noirs l’avaient également. » Ainsi les jeunes du ghetto sont visés par une discrimination complexe, où se mêlent racisme et stéréotypes sur un lieu qui cumule quantité de difficultés sociales affectant la stabilité des individus.

 

Enfin, le rappel de cette dimension de classe, outre sa nécessité théorique si l’on veut penser le réel avec précision, est décisif d’un point de vue politique. Il pointe ce commun que les classes populaires partagent déjà et qui peut être une base de mobilisation.

 

« L’Antiracisme trahi », de Florian Gulli, PUF, 2022, 224 pages, 18 euros.
« Antiracisme. 150 ans de combats. 40 grands textes », éditions de l’Humanité, 2022, 360 pages, 20 euros.

 

Florian Gulli - Article publié dans l'Humanité

 

 

Publié dans Immigration - racisme

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