Clément Carbonnier : « L’obsession française pour le coût du travail a affaibli la protection sociale »

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Clément Carbonnier Professeur d’économie à l’université Paris 8 et codirecteur de l’axe de recherche politiques sociofiscales au sein du LIEPP de Sciences Po

Clément Carbonnier Professeur d’économie à l’université Paris 8 et codirecteur de l’axe de recherche politiques sociofiscales au sein du LIEPP de Sciences Po

 

Pourquoi la France est-elle, à ce point, obnubilée par le sacro-saint « coût du travail » ? Ces quarante dernières années, les politiques n’ont cessé de multiplier les allègements de cotisations sociales, qui aujourd’hui dépassent les 80 milliards par an. C'est l’Etat avec nos impôts qui prend ainsi en charge 40 % du salaire brut d’une travailleuse payée au Smic à la place de son employeur.

 

Tout ça pour quoi ? Les effets sur l’emploi sont inexistants, le financement de la protection sociale est réduit et les inégalités sont criantes, comme le démontre Clément Carbonnier, professeur d’économie à l’université Paris 1 et codirecteur de l’axe de recherche politiques sociofiscales au sein du LIEPP* de Sciences Po, dans son nouveau livre Toujours moins ! 

 

L’obsession du coût du travail ou l’impasse stratégique du capitalisme français (La Découverte), à paraître le 16 octobre 2025. A côté de cette stratégie pourtant, des alternatives existent. Interview.

 

A quand remonte cette stratégie de baisse du coût du travail pour créer de l’emploi en France ?

 

Clément Carbonnier : Dès le 19e siècle, le patronat et les économistes comme David Ricardo défendaient déjà l’idée de baisser le coût du travail pour le développement des entreprises. Après la Seconde Guerre mondiale, on assiste à une parenthèse durant laquelle d’autres enjeux prennent le dessus, avec la création de la Sécurité sociale.

 

Les années 1970 représentent un tournant et, puisque la crise s’installe et que les fruits de la croissance à partager sont plus rares, la focalisation sur le coût du travail redevient très importante. L’ouverture au libre-échange international remet par ailleurs au goût du jour la question du coût de la main-d’œuvre. 1982 constitue à cet égard un point de bascule : lors des élections internes du Conseil national du patronat français (CNPF), l’ancêtre du Medef, Yvon Gattaz fait campagne sur la « bataille des charges ». Il remporte le scrutin et la thématique devient la position du CNPF, qui va négocier à Matignon un moratoire sur les cotisations sociales.

 

Les mécanismes d’allègements de cotisations sociales se sont ensuite empilés au fil des décennies, plus ou moins progressivement. En 2013, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) représente un bloc de 20 milliards d’euros. Aujourd’hui, l’ensemble des allègements de cotisations dépasse les 80 milliards d’euros par an, soit 3 % du produit intérieur brut (PIB) et quatre fois plus que le budget général des missions consacrées au travail et à l’emploi.

 

Ces allègements de cotisations sociales sont présentés comme le moyen de créer des emplois. Or, vos travaux indiquent que ce n’est pas le cas…

 

C. C. : Depuis quarante ans, on entend cette idée présentée comme une évidence : baisser le coût du travail crée des emplois. Cela repose sur une théorie assez simpliste : le marché du travail est vu comme un marché classique dans lequel les travailleurs sont les vendeurs de leur travail (côté offre) et les employeurs les acheteurs de ce travail (côté demande), le salaire étant le prix. J’ai eu à évaluer plusieurs politiques qui réduisaient le coût du travail, en tête le CICE, et non, elles n’ont pas créé d’emplois. La stratégie française de baisse du prix du travail pour en augmenter la demande ne fonctionne pas.

 

Cela peut sembler paradoxal en France, mais ailleurs dans le monde – et je l’ai constaté lors de la présentation de mes travaux à l’étranger –, ces conclusions semblent assez logiques. Dans la littérature empirique mondiale sur la question du coût du travail, les résultats les plus fréquents, et de loin, sont une absence d’effet ou au mieux un effet très faible. L’absence de l’« effet emploi » se constate aussi bien sur les hauts salaires, que sur les bas salaires. Les expériences montrent également qu’augmenter le salaire minimum n’a pas d’effet négatif sur l’emploi et ne représente pas de risque relatif à la compétitivité.

 

A contrario, vous pointez que les politiques de baisse du coût du travail ont des effets négatifs. Lesquels ?

 

C. C. : Ces politiques ont eu des effets redistributifs importants, en l’occurrence inégalitaires. Le fait de baisser le coût du travail avec des exonérations de cotisations sociales a d’une part un impact sur le financement de la protection sociale, puisque les premières financent la deuxième. L’idée de départ, dans les années 1970, était de dire qu’il ne fallait pas trop baisser les salaires, ni baisser la protection sociale. On a ainsi touché au financement, avec les exonérations de cotisations, et cherché d’autres moyens de financement en prélevant des impôts ailleurs. La contribution sociale généralisée (CSG), par exemple, a été créée en 1991**.

 

On a transféré des impôts, moins investi dans un certain nombre de domaines, et finalement pas compensé intégralement les allègements de cotisations. Cette stratégie est donc inégalitaire car elle entraîne une baisse des protections sociales, des investissements dans l’éducation, dans les services publics par lesquels passe la redistribution. Là où la protection sociale est faible, les inégalités croissent fortement.

 

D’autre part, l’obsession du coût du travail a accentué les inégalités entre les plus hauts salaires et les plus modestes. En étudiant le CICE, on a vu qu’il n’avait pas amené des hausses de salaire pour les moins qualifiés, mais qu’en revanche il avait conduit à des hausses de salaires pour les personnes les plus qualifiées. Cela se fait à travers des rémunérations non permanentes, comme des primes.

 

Il y a aussi des inégalités liées aux services à la personne avec le crédit d’impôt à la personne par exemple, ou encore les baisses de rémunération directes avec le développement des autoentrepreneurs, des non-salariés moins rémunérés, qui vont rendre des services pour pas cher ou pour moins cher aux personnes qui ont le plus de moyens.

 

Finalement, les salariés les plus qualifiés sont doublement gagnants : via leur salaire, et via le prix de certaines de leurs consommations. En résumé, le bénéfice des allègements a été partagé entre les hausses de rentabilité des entreprises – bénéficiant à leurs actionnaires – et des hausses de rémunérations pour les salariés les plus qualifiés.

 

En se substituant aux employeurs, qui paient moins de cotisations sociales, l’Etat ne s’est-il pas piégé lui-même ?

 

C. C. : La manière de baisser massivement le coût du travail en France consiste en la défiscalisation, et donc la réduction d’impôts, ou des subventions. En multipliant ces dispositifs visant à alléger le coût du travail, l’Etat a instauré un système où une hausse des rémunérations lui devient financièrement défavorable. Nous sommes en effet arrivés à un point où l’Etat paye une part très substantielle du salaire à la place de l’employeur. Pour les plus bas salaires, à travers les allègements de cotisation, la part déboursée par l’Etat atteint les 40 % du brut.

 

En plus de quoi, pour répondre aux demandes de pouvoir d’achat des salariés les moins bien payés, on verse des primes comme la prime d’activité, alors que les décisions politiques ont fait stagner le salaire minimum et réduit le pouvoir de négociation collective. Si demain, l’Etat impose d’augmenter le salaire minimum, il en paierait une partie relativement importante. Il se retrouve donc désincité à relever les salaires des plus modestes, sans pour autant parvenir aux résultats escomptés en matière d’emploi.

 

On pourrait rétorquer que supprimer tous ces allègements serait trop brutal pour les entreprises.

 

C. C. : Aujourd’hui, les allègements de cotisations, on l’a dit, représentent 80 milliards d’euros par an. Les retirer d’un coup créerait probablement un effet récessif, cela aurait des conséquences sur les trésoreries des entreprises les plus fragiles. Mais les travaux empiriques montrent qu’un dégonflement de ces 80 milliards, de l’ordre de quelques dizaines de points de pourcentage de ces allègements en une année, est possible. Et que ce rythme est soutenable d’un point de vue de l’emploi.

 

Que ce soit dans le monde syndical ou celui de la recherche, des voix défendent la conditionnalité des aides aux entreprises. Est-ce une option envisageable ?

 

C. C. : Je suis très réservé sur la conditionnalité. A l’origine des subventions de baisse du coût du travail, la condition était de créer des emplois. Si la baisse du coût du travail n’en crée pas, il n’y a pas besoin d’ajouter une autre condition***. Ça ne fonctionne pas, on enlève la subvention. Il ne faut pas tout mélanger.

 

Si l’on veut poursuivre d’autres objectifs comme de meilleures conditions de travail, l’égalité femmes-hommes, une politique de transition écologique, on doit s’y attaquer en réfléchissant aux meilleurs outils pour le faire, pas en conservant un dispositif qui était censé créer de l’emploi. Le garder et y associer une conditionnalité*** sur un autre sujet, serait selon moi, une manière de sauver une politique inefficace.

 

L’an dernier, un rapport des économistes Antoine Bozio et Etienne Wasmer, commandé par Elisabeth Borne, alors Première ministre, avait levé un tabou sur la hausse des cotisations. La philosophie française, cette fameuse obsession pour le coût du travail, a-t-elle pour autant évolué ?

 

C. C. : Quelque chose a un peu évolué dans le débat public. Il y a encore énormément de résistance, mais le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) de 2025 a par exemple acté pour 2025 et 2026 un lissage de la pente des exonérations de cotisations jusqu’à une extinction à trois Smic. Il y a quelques années, cette pente était intouchable.

 

Néanmoins, le rapport Bozio-Wasmer reste sur cette idée des incitations à baisser le coût du travail pour l’employeur. Par ailleurs, il n’est toujours pas question de modifier le cadre de la négociation salariale, d’augmenter le Smic, d’avoir des conditions plus contraignantes. Le contexte est différent, mais le logiciel n’a pas changé.

 

Cela semble se confirmer dernièrement dans les déclarations du Premier ministre Sébastien Lecornu. Pour le budget 2026, il a évoqué l’option de rétablir la prime Macron qui est exonérée d’impôt et de cotisations sociales. Il a également parlé de défiscalisation et d’allègement des « charges sociales » sur les heures supplémentaires.

 

C. C. : Cette séquence est très étonnante car Sébastien Lecornu a annoncé vouloir réduire le déficit, puis listé une série de mesures qui allaient l’augmenter ! Ce sont les mêmes recettes que celles employées ces quarante dernières années : aller plus loin dans l’exemption, à la fois de cotisations, et d’impôts sur les heures supplémentaires, sur les primes…

 

Le gouvernement a également avancé l’idée de baisser encore plus la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Alors, certes, il y a cette idée de baisser le « coût des entreprises », et non plus uniquement le coût du travail, mais la stratégie est toujours la même.

 

Même le Parti socialiste (PS), dans sa proposition de contre-budget, a introduit une baisse ciblée de la contribution sociale généralisée (CSG). Il veut redonner du pouvoir d’achat, mais dans cette mesure, la focale n’est pas mise sur la participation des entreprises…

 

C. C. : C’est un peu différent de la question de la baisse du coût du travail, mais on retrouve des similitudes dans le fait de vouloir agir sur le revenu des ménages – puisque ce sont eux qui paient la CSG –, et non pas directement sur les salaires en augmentant le Smic. C’était pourtant le cas dans le programme du Nouveau Front populaire (NFP) l’an dernier, qui proposait également de renforcer le pouvoir de négociation.

 

La philosophie suit le même chemin puisqu’il n’est pas rappelé que l’employeur privé doit payer les salaires des salariés du privé. En l’occurrence, s’impose l’idée que pour augmenter la rémunération des travailleurs du privé, il faut baisser un impôt qui est fléché vers le financement de la Sécurité sociale.

 

Vous évoquez, à la fin de votre livre, des alternatives. Peut-on sortir de cette obsession de baisse du coût du travail ?

 

C. C. : Des alternatives sont tout à fait crédibles et robustes. Et aucune impossibilité économique ne fait obstacle à leur mise en place. Toute la question est de savoir comment parvenir politiquement à faire adhérer la population.

 

Baisser le coût du travail n’a pas d’effet positif sur l’emploi tandis qu’aller dans le sens inverse aurait, a contrario, des effets positifs. Les sommes qui ne sont pas consacrées à subventionner les entreprises, à créer des inégalités, peuvent être réinvesties dans des politiques plus utiles : l’éducation, la formation, l’amélioration des conditions de travail, la santé, les augmentations de salaire, les services publics, la recherche et le développement.

 

Si les individus sont mieux rémunérés, en meilleure santé, qu’ils et elles ont un travail moins pénible, cela a des impacts sociaux et économiques positifs. Cela mène même à des gains de productivité. Pour aider la majeure partie des entreprises, mieux vaut améliorer leurs débouchés en augmentant le pouvoir d’achat de leurs clients, qui sont aussi des travailleurs et des travailleuses.

 

Mais ces alternatives doivent être pensées dans un ensemble. De nombreuses politiques ont été détricotées au fil des décennies, avec les réformes de l’assurance chômage, l’Ondam, la réforme des retraites, etc. Face à l’urgence sociale de la situation, la solution est de reconstruire cet ensemble de manière globale et cohérente.

 
Propos recueillis par Audrey Fisné-Koch  Interview publié dans Alternative Economiques
 
 
Trois remarques de Jean Chambon :
 
* LIEPP : Laboratoire Interdisciplinaire d'Evaluation des Politiques Publiques
** En 1991, c'est Michel Rocard qui crée la CSG
*** Les 80 milliards d'exonérations sont une partie des 211 milliards d'aides aux entreprises. La conditionnalité des 131 milliards restant devraient être l'emploi-la formation-la transition écologique avec contrôle par les citoyens de l'utilisation des aides publiques versées.
Pour les 80 milliards d'exonérations si cela ne fonctionne pas, il faut donc arrêter immédiatement ! Mais on pourrait aussi mettre en place un système de "modulation de la cotisation" lié à la création d'emplois. Plus une entreprise crée de l'emploi, moins elle paie de cotisation, sachant que dans ce système, il y a une cotisation plancher en dessous duquel il est impossible de descendre.
Il faut absolument déconnecter "l'exonération" des salaires et notamment du SMIC. La cotisation est une part de la richesse créée de l'entreprise qui est prélevée avant le paiement des salaires qui va à la protection sociale de tous ! Ne pas entretenir la confusion nourrie du patronat et des libéraux. Ne pas confondre le sens de ce prélèvement sur la richesse créée avec son mode de calcul proportionnel au salaire et au nombre d'emplois dans l'entreprise.
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