Élections de Javier Milei : le syndicalisme argentin en état d’alerte !

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

La victoire au deuxième tour de la présidentielle argentine, avec 10 points d’avance de Javier Milei, économiste ultra-libéral et allié de Trump et Bolsonaro, fait basculer l’Argentine dans une période de grand trouble. S’il est encore difficile de cerner pleinement les caractéristiques de ce nouvel acteur politique argentin, son programme et son discours sont lourds de dangers pour les travailleuses et travailleurs, ainsi que pour les fondements démocratiques du pays. Cette note de la CGT s’attache à faire un point syndical sur la situation.

 

La situation économique en Argentine ?

 

Les gouvernements successifs argentins – notamment de tendance péroniste – n’ont jamais réussi à résoudre les incompatibilités entre : croissance, stabilité du taux de change, endettement soutenable, diminution de la pauvreté. Quant à la droite au pouvoir, elle s’est toujours acharnée à appliquer des traitements de choc basés sur des politiques néolibérales radicales. La période récente est particulièrement violente de ce point de vue, avec un PIB en 2022 encore inférieur à celui de 2017, une inflation entre octobre 2022 et octobre 2023 qui atteint 142,7% et un taux de pauvreté en forte progression avec 40,1% de la population qui vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.

 

Parallèlement, la négociation avec le FMI du rééchelonnement de sa dette externe – avec le respect des règles que le FMI édicte – a joué un rôle certain dans la baisse importante des prestations sociales (-7,2 % en terme réel en 2022), sans pour autant éliminer les doutes croissants des marchés financiers quant à la capacité de l’Etat a rembourser ses intérêts de la dette.

 

C’est dans ce contexte, où tous les voyants sont au rouge, que ces élections ont eu lieu, avec au cœur des débats la question économique.

 

Les propositions du nouveau président Javier Milei, toujours très floues dans le détail, étaient principalement la dollarisation complète de l’économie (le dollar sert déjà de réserve de valeur mais aussi de moyens d’échange au quotidien) et une attaque en règle contre l’ensemble de la sphère publique, visant à sa privatisation. Le candidat devenu président ira jusqu’à déclarer publiquement vouloir « décapiter l’Etat à la tronçonneuse » ou « préférer la mafia à l’Etat ».

 

Son adversaire au ballotage Sergio Massa, ministre de l’Économie du gouvernement sortant et candidat du péronisme, – soutenu par les trois grandes centrales syndicales – ne parviendra pas à faire oublier son bilan catastrophique et ce malgré des politiques d’aide sociale (notamment une réforme du barème fiscal permettant à 800 000 personnes de ne plus payer d’impôt sur le revenu ou une exemption de la TVA sur les produits alimentaires) qui furent loin de compenser la détérioration des conditions de vie d’une majorité de la population.

 

Quelles conséquences sociales pour les travailleuses et travailleurs ?

 

L’impact de cette situation économique est divers selon les catégories de travailleuses et travailleurs, bien que la détérioration du niveau de vie touche l’ensemble de la population. La différence est particulièrement importante entre les salarié.es occupant un emploi formel et ceux occupant un emploi informel. Selon l’une des définitions1 en vigueur en Argentine, la part de la population active occupant un emploi informel en 2022 était de 47,6% (avec une surreprésentation des jeunes et des plus de 60 ans). Ce sont majoritairement les emplois les plus précaires et les moins bien payés, ils et elles forment logiquement le gros du bataillon des travailleur.euses pauvres.

 

La période post-covid a en outre vu une reprise de l’activité fortement marquée par la création d’emplois informels au détriment du travail formel, contribuant un peu plus à la précarisation du travail en Argentine.

 

Ainsi les salarié.es occupant des emplois formels ont vu leur pouvoir d’achat baisser de -18% entre 2017 et 2022 et ceux occupant des emplois informels de -35% sur la même période, pour des emplois qui sont déjà moins bien payés en moyenne. Une dynamique globale qui s’est accentuée en 2023 avec l’augmentation continue de l’inflation. Une des explications de cette différence se trouve dans l’action syndicale qui, à travers des négociations collectives nationales et dans les branches, des séries de grèves locales et des protections liées aux conventions collectives, ont relativement préservé les salarié.es occupant un emploi formel.

 

Ces derniers constituent d’ailleurs la grande masse du syndicalisme confédéré en Argentine. Bien qu’il existe des syndicats de travailleurs informels – notamment l’Union des Travailleurs de l’Economie Populaire (UTEP) – ces modalités d’action, souvent engagées dans un rapport direct avec l’Etat, divergent en partie et ont eu une efficacité moindre dans une période de réduction du budget de l’État. Quant au niveau des pensions pour les retraité.es elles ont aussi baissé dramatiquement (-32% de pouvoir d’achat sur la même période – hors année 2023).

 

C’est dans ce contexte d’une profonde crise sociale et économique que la campagne présidentielle a eu lieu. Javier Milei a habilement utilisé l’énorme colère latente au sein de la population argentine, usant d’une rhétorique confusionniste qui tendait à disqualifier l’ensemble des acteurs sociaux ou politique, et identifier « l’État » au service d’une caste comme la source des problèmes argentins

 

Qui est Milei, son équipe et ses soutiens ?

 

Javier Milei, économiste ultra-libéral, se définit comme « anarcho-capitaliste » ou « paléo-libertarien ». Il n’a aucune expérience politique et ne dispose pas d’un appareil implanté localement ou nationalement. Sa vice-présidente, Victoria Vallaruel, se réclame elle des « valeurs » de la dictature argentine, elle a été porteuse de discours réactionnaires sur les droits des femmes et des minorités de genre durant la campagne et certaines des « mesures phares » qu’elle porte sont l’abaissement de l'âge de la responsabilité pénale à 14 ans, la fin des procès contre les génocidaires militaires ou encore la fermeture du musée Ex-ESMA, qui fut un haut lieu de torture pendant la dictature, et est aujourd’hui un symbole mémoriel fort de cette histoire douloureuse.

 

L’ampleur du score en faveur de Milei a été une surprise pour beaucoup (55% des votes, 14 millions de voix). S’il est trop tôt pour avoir un portrait précis du vote Milei, quelques tendances inquiétantes semblent se dégager : surreprésentation des jeunes (plus de 70% des moins de 24 ans auraient voté pour lui), mais aussi du monde du travail occupant des emplois informels et précaires.

 

A noter aussi que 90% des militaires lui auraient donné leur soutien. Le soir de l’élection, d’importantes foules, avec beaucoup de jeunes, sont spontanément sorties dans la rue pour célébrer sa victoire.

 

Par ailleurs, cette défaite n’est pas seulement celle des péronistes comme acteurs politiques, c’est aussi celle de la quasi-totalité des organisations sociales plus ou moins proches du péronisme, qui avait toutes officiellement apporté leur soutien à Sergio Massa. Citons notamment : les trois centrales syndicales (CGT, CTA-T, CTA-A), les organisations de défense des droits humains et de mémoire de la dictature (puissantes en Argentine), les organisations de chômeur.euses, les organisations de travailleur.euses informels.

 

Quel est son programme et peut-il l’appliquer ?

 

Lors de la campagne Milei a mis l’accent sur trois aspects en particulier :

 

  • la volonté de dollariser complètement l’économie,
  • le lancement d’un plan de privatisation massif
  • une réduction drastique du budget de l’Etat et des secteurs publics.
  • De son côté, la vice-présidente Villaruel a annoncé vouloir réouvrir le débat sur l’interruption volontaire de grossesse, rendue légale par une loi en 2020 suite à une forte mobilisation sociale.

 

Milei et son équipe n’ont néanmoins pas de majorité à la chambre des députés (35 sur 130), ni au Sénat (7 sénateurs sur 24) et devront composer avec les forces de droites traditionnelles.

 

Le péronisme officiel, bien qu’en recul, conserve 58 députés et 10 sénateurs.

 

Il semble que Milei, dans un accord avec la droite incarné par l’ancien président Mauricio Macri, a déjà reculé sur la dollarisation. La droite traditionnelle étant formellement opposée à cette mesure. Et les discussions en cours laissent entrevoir un gouvernement de coalition avec le parti de Macri et Bullrich qui lui ont apporté leur soutien pendant l’entre-deux tours.

 

Par contre, les offensives pour la privatisation d’entreprise à capitaux publics (les médias publics, la société pétrolière nationale YPF, ou encore la compagnie de vol Aerolineas Argentina sont dans le viseur), la réduction du budget social de l’Etat et les coupes dans les services publics risquent bel et bien d’être au cœur des volontés de réformes du nouveau gouvernement.

 

Un débat existe aussi, au sein de la gauche sociale et politique, sur la caractérisation de Milei et ses inclinaisons « néo-fascistes ». S’il semble trop tôt pour répondre à cette question, les propos de sa vice-présidente sur la dictature et l’alliance sur des bases autoritaires entre la droite et l’extrême-droite, réclament a minima de prendre au sérieux le danger incarné par ce nouveau pouvoir. Le soutien obtenu par Milei dans la jeunesse et parmi les militaires, bien qu’inorganisé à la base, est aussi une source d’inquiétude réelle à cet égard.

 

Quelle réactions et stratégies syndicales ?

 

Le paysage syndical argentin est structuré autour des trois confédérations syndicales suivantes :

 

• CGT Argentina – Principale centrale du pays (environ 2,5 millions d’adhérent.es). Elle est historiquement liée au péronisme.
• CTA-T (« des Travailleurs ») – environ 800.000 adhérent.es
• CTA-A (« Autonome ») – environ 600.000 adhérent.es

 

Les deux CTA sont issues d’une scission avec la CGT dans les années 1990, liée au positionnement syndical face au traitement de choc néolibéral menées par le gouvernement Menem à cette époque. Les principaux points de désaccords concernent les rapports au péronisme et au gouvernement en place, la conception de l’autonomie syndicale et les stratégies de représentation des travailleuses et travailleurs informels.

 

Un autre acteur important a émergé ces dernières années, c’est l’UTEP (l’Union des Travailleurs de l’Economie Populaire), rassemblement de dizaines de structures locales de travailleurs informels syndiquant sur des bases territoriales et non professionnelles. Elle revendique aujourd’hui 430.000 adhérent.es.

 

Au-delà des désaccords politiques, les trois centrales se retrouvent régulièrement dans une logique « d’unité d’action ». Cela fut le cas lors de cette campagne avec une déclaration commune et publique de soutien à la candidature de Sergio Massa.

 

La victoire de Milei a logiquement constitué un coup de massue pour le mouvement syndical, les discussions politiques sur la stratégie à adopter ne sont pas encore terminées mais il y a déjà eu quelques réactions.

 

La commission exécutive nationale de la CTA-A a communiqué le 23 novembre, se déclarant en « état d’alerte et de mobilisation » :
 

« Le Comité exécutif national de la CTA Autónoma s'est réuni cet après-midi et a déclaré l'état d'alerte et de mobilisation face aux annonces d'austérité, de privatisation et de licenciements faites par le président élu Javier Milei après les élections de dimanche dernier.
La CTA rejette la possibilité de revenir aux politiques de renoncement et d'échecs permanents qui nous ont conduits à plus de pauvreté et de chômage et toute tentative d'avancer sur les droits des travailleurs, tant dans la préservation de leurs emplois que dans leurs conditions de travail et leurs salaires.
Une fois de plus, la Centrale soulève la nécessité de mener des politiques sociales d'inclusion au profit des secteurs les plus vulnérables en opposition aux grands groupes économiques, aux sociétés transnationales et à l'ingérence du Fonds monétaire international, qui sont au service de ces minorités privilégiées.
L'état d'alerte et de mobilisation est l'appel à avancer dans les assemblées des différents secteurs de travail avec les organisations de la CTA Autónoma et celles qui, intégrant d'autres centrales syndicales, sont en conflit, avec la conviction de construire un nouveau modèle syndical et d'encourager de nouvelles expériences d'organisation de la classe ouvrière. Dans ce contexte, les 29 et 30 novembre, la direction nationale de la CTA, composée des secrétaires généraux de tout le pays, se réunira pour poursuivre le débat face à ce scénario conflictuel.
Le CTA respecte la volonté de la majorité exprimée lors des élections et assume l'engagement d'avancer vers l'unité du camp populaire pour affronter cette nouvelle étape. ».

 

Du côté de la CGT il n’y a pas encore eu de réactions officielles des instances, mais lors d’une conférence de presse réunissant les principaux dirigeant.es, ces derniers ont réaffirmé qu’en aucun cas ils n'accepteront de perte de droits des travailleurs. Ils en aussi appeler au respect de la constitution et des institutions démocratiques.

 

La CTA-T n’a toujours pas non plus officiellement fixé sa position et les discussions continuent, mais son secrétaire général a déclaré le 22 novembre :

 

« La privatisation d'YPF [compagnie pétrolière nationale], l'un des actifs publics essentiels au développement, constituerait un énorme pas en arrière pour l'Argentine et le signe d'un gouvernement prêt à piller le pays. Ces politiques, déjà appliquées dans les années 90, répondent à la volonté de soumettre l'Argentine au pillage du peu qui lui reste du patrimoine national. Elles impliquent la cession d'un outil phénoménal pour financer la possibilité de développement du pays. De même, l'ouverture aveugle de l'économie préconisée par la LLA [la liste électorale de Milei] entraînera une vague de licenciements. Abroger la loi sur les loyers reviendrait à livrer 10 millions de personnes, à les soumettre aux lois que le marché va dicter et à les faire payer en dollars. C'est de la folie et nous devons l'arrêter au Parlement ».

 

1 Le travail informel est ici défini comme le travail rémunéré qui n'est pas enregistré (et donc pas légalement protégé, ni lié à une cotisation retraite), ainsi que le travail indépendant peu qualifié et à faible revenu. Les chiffres notés ici sont issues des données de L'Institut national de la statistique et du recensement et du bureau interne de statistiques du syndicat CTA-T.

 

Montreuil, le 27 novembre 2023

 

Publié dans Amérique Latine

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