Le journaliste turc Can Dundar a «honte au nom de ses confrères»
Le journaliste Can Dundar au Newroz (Nouvel an perse) de Diyarbakir (sud-est de la Turquie), en 2013. (Photo STR.AFP)
Menacé par le président turc pour avoir révélé des livraisons d'armes à des jihadistes syriens, le directeur du quotidien de centre gauche «Cumhuriyet» estime avoir fait son boulot, contrairement à la plupart des médias turcs devenus, selon lui, des porte-parole du gouvernement.
Menacé publiquement par le président de la République Recep Tayyip Erdogan, Can Dundar, 54 ans, directeur du quotidien de centre gauche turc Cumhuriyet risque jusqu’à trente ans de prison pour «révélation de secret d’Etat» et «espionnage» après avoir publié dans les colonnes de son quotidien des photos montrant les livraisons d’armes par les services turcs à des jihadistes syriens en janvier 2014.
Lauréat du prix Homère du Festival de Troie organisé à Canakkale (Dardanelles), il analyse la situation des liberté en Turquie alors même que l’AKP, conservateurs au pouvoir depuis 2002, intensifie sa guerre contre la guérilla kurde.
Le président vous a lancé «Je ne le laisserai pas, je le suivrai et il devra payer la facture». Êtes-vous inquiet ?
La mission du journaliste est de faire sortir les informations que les pouvoirs essaient de cacher. Nous ne pouvions pas garder le silence quand nous avons appris que les camions des services secrets turcs (MIT) transportaient des armes pour les jihadistes de Syrie.
Pour nous, ce qui est déterminant, c’est la vérité. Nous avons montré comment certains provoquent la guerre. Nous croyons que l’opinion publique doit être informée, sur tout, sur le pouvoir et sur ses actions, légales ou illégales.
Il paraît donc qu’ Erdogan me suit. En venant ici, j’ai regardé derrière moi, il n’y avait personne, mais peut-être que ses policiers me suivent. J’ai fait mon métier alors que lui a fait des choses qu’il ne fallait pas. C’est pourquoi c’est moi qui ne le laisserai pas, et je veux qu’il paye un jour la facture de ses actes.
Tous les jours nous subissons dans ce pays les conséquences de l’aide donnée aux groupes islamistes radicaux de Syrie. Il y a des soldats, des policiers, des citoyens civils et des militants armés kurdes qui sont tués dans les opérations lancées contre le PKK. Personne ne veut la guerre à l’exception d’une seule personne : Recep Tayyip Erdogan…
İci, en Turquie, il n’est pas interdit d’envoyer clandestinement des armes aux terroristes mais il est interdit de publier une telle information. Erdogan est dans une position plus difficile que moi.
Moi, je suis jugé pour ce que j’ ai écrit, alors que lui, il le sera un jour, j’espère, pour ce qu’il a fait ! Le monde entier connaît les relations qui existent entre ces forces des ténèbres et le président turc. Ce dernier croit pourtant qu’en nous menaçant, nous allons nous taire et que personne ne saura ce qui se passe.
Les grands médias turcs se comportent pour la plupart comme des porte-parole du pouvoir et en conséquence les vrais journalistes paraissent être des héros. Ils sont arrêtés, incarcérés ou même parfois tués…
Je pense à l’avenir de mes enfants et je désire qu’ils vivent dans un pays où il y a la paix, la démocratie, les libertés. Dans la salle de rédaction de Cumhuriyet, où je travaille, les murs sont ornés de reproduction de unes historiques témoignant de nos tragédies. Celle du 24 janvier 1993, le jour où Ugur Mumcu, juriste, chroniqueur et journaliste d’investigation a été tué par une bombe sous sa voiture comme trois ans plus tôt, le 6 octobre 1990, la théologienne Bahriye Ucok, collaboratrice du journal, assassinée par un colis piégé. Ou celle du 21 octobre 1999 quand Ahmet Kislali, professeur de sciences politiques, ancien ministre et chroniqueur, a été tué par une bombe.
Des crimes restés tous impunis. Ou celle du 21 mars 2008, quand le président de la fondation Cumhuriyet İlhan Selcuk a été arrêté sur la base de fausses preuves dans le cadre de l’enquête Ergenekon [un présumé complot contre le gouvernement de l’AKP, impliquant des hauts gradés militaires, des ultranationalistes, des kémalistes ndlr].
Votre thèse de doctorat portait sur les relations entre les médias et le terrorisme. Comment jugez vous la situation actuelle ?
Les médias turcs ont pour la plupart raté l’examen… J’ai honte au nom de mes confrères. Il y a maintenant en Turquie trop de médias qui ont endossé l’uniforme pour soutenir le pouvoir dans sa guerre contre le PKK, avec des manchettes et des photos à la une pleine de sang, pleine d’armes et de bombes.
Malgré cela, je ne suis pas pessimiste. Je crois que nous, vous et moi, tous nos amis, tous nos parents, je veux dire la majorité de la nation, ne veulent pas la guerre, et nous pouvons ensemble trouver une solution pacifique et politique au problème kurde.
Ces médias à la botte gardent le silence sur les événements qui gênent le pouvoir. İls n’ont pas publié, par exemple, d’informations sur les bombardements d’un village kurde en Irak du nord, où plusieurs civils ont été tués. İls ne parlent plus depuis quatre ou cinq jours des martyrs de l’armée turque car le Premier ministre a prié – et ici prier, cela veut dire ordonner – les directeurs de publication des médias progouvernementaux «de ne pas insister beaucoup sur les martyrs des forces de sécurité car cela peut démoraliser l’opinion publique».
Ces médias ne parlent pas non plus des réactions des parents de policiers ou de soldats tués, car désormais ces gens disent à haute voix que leurs fils sont morts pour les intérêts du pouvoir et non ceux de la nation.