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Anne Dufourmantelle : «La perversion du langage empêche de sortir de la colère sociale»

Publié le par Front de Gauche de Pierre Bénite

Anne Dufourmantelle : «La perversion du langage empêche de sortir de la colère sociale»

Les éclats de voix et les coups d’éclat n’ont pas manqué pendant la campagne, et le vote protestataire a rassemblé largement à droite comme à gauche pour constituer un front «antisystème». Laurent Fabius, en installant Emmanuel Macron dans sa fonction de président de la République, a dit que le temps «d’apaiser les colères» était venu. Alors même que cette colère électorale, politique ou sociale prend de plus en plus de place et semble ne plus vouloir s’éteindre, ne laissant aucune place à ce que l’on appelait autrefois «l’état de grâce». Dès, le lendemain de l’élection, la première manifestation de l’ère Macron s’est déroulée à Paris.

Pour la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle, la première condition de l’apaisement est une capacité au dialogue qui ne peut exister alors que nous sommes plongés dans une époque de grande perversion du langage. Quand les mots échangés disent le contraire de ce qu’ils sont censés dire, la société se retrouve dans une impasse, confrontée à une colère sans fin.

La colère sous toutes ses formes, personnelle ou collective, a marqué la campagne présidentielle et semble être disqualifiée. Est-elle hors-jeu, hors débat ?

La colère est une émotion, mais c’est aussi le fruit d’une pensée. En parlant des individus ou masses en colère, on cherche à les discréditer. On réduit leur sentiment à une pulsion ou à un instinct qui ne peut ainsi accéder à la dignité d’une réaction à l’injustice, ce qui est tout de même sa première raison d’être. La «colère» qui s’est fait jour contre les partis de gouvernement n’est pas à négliger, sans quoi le ressentiment va se creuser. Le risque est de voir la colère se cristalliser en haine ou bien faire retour sur les sujets en les enfonçant plus encore dans le découragement. Ce qui ne promet que de la violence.

D’où vient-elle ?

La colère portée par un individu ou par un groupe vient le plus souvent d’un sentiment de déception ou de trahison. Et de ce point de vue, elle est saine et sainte. Elle exprime un élan vital, un éros, qui sort les sujets de la déréliction, de la morbidité. On est du côté de la vie beaucoup plus que de la mort. La colère est un moyen d’échapper à la mélancolie. S’il n’a pas un objet sur lequel il va «passer sa colère», l’individu risque de la retourner contre lui-même. On dit qu’il y a beaucoup de colère en France, mais c’est peut-être préférable à une situation de résignation léthargique grosse de haines futures. La colère est une sorte de fièvre, le signe d’une crise. On peut faire baisser la température momentanément, mais pour guérir, il faut aller en chercher la cause. Si on s’arrête au symptôme, on peut mettre en danger l’organisme, car le corps social comme le corps humain n’a plus de moyen de s’exprimer.

La colère est un moyen d’expression, une manière de dire les choses…

Bien sûr. La colère est une réaction à l’injustice, à la non-reconnaissance d’une souffrance ou tout simplement de ce que l’on est, ou à la trahison. Face à ces manquements, l’individu s’estime coupable, il n’a pas bien fait les choses, il a commis une faute, il s’incrimine ou il se met en colère. Bien que les évangiles prônent la non-violence, il y a la colère du Christ qui va chasser les marchands du Temple.

L’individu se sauve par la colère ?

Elle a, en effet, une fonction cathartique. Quand vous êtes confronté à un patient plongé dans une grave dépression, la colère peut être l’un des premiers signes de l’instinct de vie retrouvé. Elle est alors salvatrice. Sans elle, le sujet s’abîme dans le ressentiment. Il demande des comptes pour ce qui est survenu ou ce qui n’a pas été donné, accordé, ressasse ses insuffisances en incriminant tel ou tel fautif. Freud estimait qu’elle était «salutaire».

Quelle est la limite de la colère ?

Quand on ne parvient pas à sortir de la colère, elle peut se transformer en une pulsion de destruction, destruction de l’objet ou destruction d’autrui ou d’atteinte à sa propre intégrité physique. L’objet de la colère est alors vu comme menaçant la survie de l’individu ou du corps social. C’est la transformation de la colère en rage.

Quand il n’y a plus de mots, la rage vient ?

La colère s’accompagne souvent d’un manque de mots pour la dire. Il y a une distorsion de la parole. Les mots justes sont empêchés d’être dits, ou n’arrivent pas à être formulés, dépassent l’intention du sujet. Le danger est là quand la colère se cristallise en haine ou en rage. On entend bien «FHaine» dans FN. D’où peut-être leur récente idée de changer de nom. Dans la paranoïa, la haine permet au sujet de se donner une raison d’être. L’autre devient le bouc émissaire chargé de toutes les frustrations et angoisses de sujets en mal de reconnaissance. La haine permet de retourner un complexe d’infériorité en toute puissance possible contre un tiers. L’attrait immense de la haine vient de ce qu’elle permet à des sujets psychiquement fragiles de trouver un sens à leur frustration et leur impuissance. Elle permet d’échapper au chaos interne qui les menace.

Même si l’ennemi est fantasmé, absent de son quotidien ? C’est la peur de l’immigré quand il n’y a pas d’immigrés ?

Précisément, l’objet de la haine est toujours fantasmé. Mais derrière le bouc émissaire de la haine, il y a la plupart du temps l’injustice pour cause : le chômage ou la pauvreté.

Mais là, nous sommes passés dans la haine, au-delà de la colère ?

La colère reste une pulsion de vie. Il s’agit pour un sujet de tenter de faire entendre quelque chose qui lui apparaît légitime. Elle est liée au manque de reconnaissance. Avant qu’il y ait réparation, il doit y avoir reconnaissance. Pour désarmer une colère, il faut d’abord prendre en compte d’où l’autre parle et reconnaître sa parole comme légitime, même si celle-ci est dans l’erreur. Tant que cette position n’est pas reconnue, il ne peut y avoir de dialogue et de résorption de la colère.

Comment peut-on dépasser sa colère ?

On en sort par le langage, le dialogue avec l’autre pour obtenir la reconnaissance de la légitimité de son point de vue. Et là, nous nous heurtons à une difficulté pratiquement insurmontable dans notre société, c’est la perversion du langage. C’est moins des expressions que le sens des mots qui est retourné ou dévoyé. On dit «réaliste» quelqu’un qui se conforme à l’idéologie dominante, on dit «évaluer» quand, en réalité, on dévalue en encourageant la délation, on appelle «progrès» toute transgression quelle qu’elle soit, on parle «de protéger les gens» quand, en réalité, on les contrôle, on qualifie soudain de «plébiscite» ce qui était un «barrage» la veille, on dit «se mettre en disponibilité» quand on est placardisé en entreprise et que celle-ci ne licencie pas mais se «restructure», on appelle «réforme» des dérégulations et «révolution» l’actualisation de l’hégémonie économique sur la politique.

C’est «la langue de bois» ?

Oui, et encore là chacun peut repérer la torsion dont je parle, comme la partie émergée de l’iceberg. On dit : «J’entends ce que vous dites.» Mais, ça ne veut à aucun moment dire : «Je comprends ce que vous me dites.» «J’entends», ça ne veut strictement rien dire, tout le monde entend. Entendre n’est pas écouter, c’est une réception involontaire du bruit qui nous environne. «J’entends» ne dit pas la volonté de comprendre de celui qui écoute.

C’est un langage vide ?

C’est pire qu’un langage vide, c’est pire que le cynisme, c’est un langage pervers. Le risque - ou l’intérêt d’un Etat comme d’un sujet qui ne veut pas répondre à une demande de justice - alors est de ne laisser comme porte de sortie que la violence, la lutte armée, les affrontements des «casseurs». «On a que ça», disent-ils. Si les mots ne sont pas communs, si les mots n’ont plus de sens, le socle d’une compréhension commune disparaît, et nous nous retrouvons dans une société bloquée. D’autant que l’institution ne peut sortir de cette situation, c’est aux individus de refuser cette perversion pour retisser un dialogue efficient, qui convertit la colère non pas en haine mais en relation de deux intelligences loyales. Pour sortir de la colère, si on ne peut remédier à ce qui l’a provoquée, à ses causes profondes, il faut au moins créer un espace-temps un peu préservé et des conditions matérielles de dignité a minima, c’est-à-dire des conditions qui permettent de la supporter et de l’alléger, voir de retrouver une forme de sérénité. On ne peut pas demander à un sujet de dépasser sa colère sans qu’il ait un espace de reconnaissance un peu sauvegardé d’où il pourra la transcender et tâcher de la comprendre plutôt que d’y céder.

Interview de Philippe Douroux pour Libération

Publié dans Libertés Démocratie

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